Une sorte de passion nous ramenait là, boulevard Magenta, puis faubourg Saint-Martin, et j’y serais encore si la Compagnie de l’Est ne nous avait expropriés avant de nous faire remonter rue Château-Landon, à la Chapelle, dans ce cirque grouillant et sonore où le fer se mêle à l’homme, le train au taxi, le bétail au soldat. Un pays plutôt qu’un arrondissement, formé par des canaux, des usines, les Buttes-Chaumont, le port de la Villette, cher aux vieux aquarellistes…
Ce royaume, un des plus riches de Paris en bains publics où l’on attend comme chez le dentiste, est dominé par la ligne aérienne du métro qui le couronne comme un frontail. Vers le Nord, la rue d’Aubervilliers part comme une longue kermesse, pleine de boutiques à en plier. Marchands de pieds de porc, de dentelles au poids, de casquettes, de fromages, de salades, d’arlequins, d’épinards cuits, de chambres à air d’occasion qui se chevauchent, s’entre-pénètrent, s’emboîtent, pareils aux éléments d’un Meccano de cauchemar. On y trouve l’œuf à six sous, le jarret de veau « à profiter », le morceau de brie laissé pour compte par une piqueuse appelée à Charonne un jour de mariage, et, parfois, quelque renard argenté qui n’est plus guère qu’un plumeau, et qui finit à seize francs par mois une existence commencée sur des épaules très « avenue du Bois ».
Le bruit de la ligne Dauphine-Nation, pareil à une plainte de zeppelin, accompagne le voyageur jusqu’à ces quartiers cernés de cheminées d’usines, lacs de zinc où la rue d’Aubervilliers se jette comme une rivière de vernis. Des vagissements de trains égarés servent de base au paysage. À toute heure du jour, des équipes d’ouvriers vont et viennent le long des cafés au front bas où l’on peut « apporter son manger », laisser ses gosses « pour une heure », et dormir parfois sans consommer.
Le prix de la vie y est certainement moins élevé que partout ailleurs, mais les commerçants sont hostiles au crédit. De là, sans doute, le secret de leurs charcuteries opulentes et des Renault bien sages que l’on promène le dimanche, autant pour les montrer que pour rouler. Encore pourrait-on discuter sur la vanité des gens de la Chapelle. C’est un quartier pur, à la fois riche et serré, ennemi de Dieu et du snobisme. Les touristes qui s’arrêtent devant la charmante église de la place de Joinville, si florentine de ton, et les gourmets qui arpentent les rues pour dénicher un petit restaurant font naître le même sourire méprisant sur le visage des indigènes…
Les restaurants, on les trouve à la Villette. Ils sont d’ailleurs indiqués par les bons ouvrages. Quant aux « curiosités touristiques », si le canal de l’Ourcq, qui s’étend et dort comme une piscine entre les quais de la Marne et de l’Oise, ne rend pas le voyageur poétique, c’est qu’il est trop difficile pour s’accommoder d’un paysage mi-hollandais et mi-rhénan. Ce canal est pour moi le Versailles et le Marseille de cette orgueilleuse et forte contrée. L’art ne s’y risque guère, et pourtant tous les élèves de Marquet et d’Utrillo devraient y avoir élu domicile.
Il y a là un mélange de petits hôtels trébuchants et sympathiques, d’étalages de sacs, des équipes de mariniers endormis, des démonstrations de maçonnerie ou de blanchisserie, une coopération de gaillards de Rotterdam, de Turin, de Toulouse, de Dijon, de Strasbourg, un palmarès de péniches aux noms ravissants dont le voisinage et les nuances et les contours devraient faire naître un poète par maison. Or, on ne me signale aucun « intellectuel » dans la région. Le moins éloigné en est Luc Durtain, qui est du boulevard Barbès, ce qui, pour un homme de la rue de Flandre, signifie à peu près Savoie ou Bulgarie.
La pièce de résistance de ce quartier, tout fleuri de sémaphores, et dont les beautés naturelles sont nombreuses, la place du Maroc, la rue de Kabylie, les Pompes Funèbres serrées entre la rue d’Aubervilliers et la rue Curial, les entrepôts, les cliniques pour locomotives, la pièce de résistance demeure le grand 106, qui rougit dans le dos de l’hôpital Lariboisière. Cette maison est tellement ancienne, tellement évidente pour les voyageurs du métro comme pour ceux du taxi qu’on se demande si elle n’est pas la maison de famille de l’arrondissement…
C’est d’elle que partent les légendes de la Chapelle. Les Parisiens de Saint-Philippe-du-Roule ou de la rue de Varenne y logent sans doute tous les dieux pervers des boulevards extérieurs, et ne connaissent de cette province que l’auberge d’amour dont rêvent les soldats et les sans-logis…
Le dimanche, des paquets d’ouvriers étrangers rôdent sous l’immense baldaquin du métro, s’arrêtent et se groupent autour des tapis des lutteurs, et parfois se sautent à la gorge pour une affaire d’apéritif ou de femme. Ces luttes sont courtes et muettes, car, depuis quelques mois, le refus possible du permis de travail ou de la carte d’identité a remplacé la fatalité et même la peur du gendarme dans l’imagination de ceux qui ont l’ardeur facile.
À la Chapelle, le dimanche est véritablement un dimanche, et la métamorphose du quartier est complète. Les grandes voitures, conduites par des industriels à moustache en patte de lapin, tournent autour de l’Étoile ou quittent Paris. Les boutiques sont fermées, hormis quelques charcuteries dont les patrons songent aux dîners froids de leurs coadministrés. Par grappes, par pelotons, les familles de fleuristes, de crémiers, de cordonniers et de zingueurs défilent entre la station Jaurès et le pont du chemin de fer du Nord, large morceau de boulevard aéré qui tient lieu de promenade des Anglais, de plage et de parc de Saint-Cloud.
Le mari, déjà juteux de vermouth, sifflote au derrière de ses fils. L’épouse fidèle et solide appuie sur le trottoir son pas de villageoise. La jeune fille à marier hume les fumets de l’Engadine-Express ou du Paris-Bucarest, qui emmènent son cœur loin des frontières géographiques et sentimentales. Les cafés retentissent de poules au gibier, de compétitions au billard russe. Tous ceux qui, pour une raison ou pour une autre, n’ont pas répondu aux appels de l’Humanité ou de quelque autre organisation donnent à la Chapelle une couleur bourgeoise, une atmosphère de considération que l’on ne trouve pas ailleurs…
Mais c’est le soir seulement que le quartier enfile son véritable costume et prend cet aspect fantastique et sordide que certains romanciers ont su rendre de chic, comme on dit, et sans risquer le voyage. Le soir, quand les rapides semblent prendre leur vitesse dans le cœur même de Paris, quand les jeunes sportifs se rassemblent devant les boutiques d’accessoires pour automobiles et se mettent à parler vélo ou plongeon, quand les matrones consentent à lâcher leur mari pour une partie de cartes entre copains et que les cinémas s’emplissent selon une cadence que l’on retrouve à la consultation gratuite des hôpitaux, alors la Chapelle est bien ce pays d’un merveilleux lugubre et prenant, ce paradis des paumés, des mômes de la cloche et des costauds qui ont l’honneur au bout de la langue et la loyauté au bout des doigts, cet Éden sombre, dense et nostalgique que les soldats célèbrent le soir dans les chambrées pour venir à bout de l’ennui solitaire. C’est aussi la Chapelle nocturne que je connais le mieux et que je préfère. Elle a plus de chien, plus d’âme et plus de résonance.
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