Tu
vois ? Du désordre, du désordre partout ; une table et un
buste dessus, une main, une palette… et jusqu’à de la poussière… Tu
vois, tu vois la poussière ? C’est charmant… Tiens, une femme
qui se lave le visage ! Quelle jolie figure !… Ah, un
moujik !… Lise, Lise, regarde : un petit moujik en blouse
russe !… Je croyais que vous ne peigniez que des
portraits ? – Oh, tout cela n’est que bagatelles… Histoire de
m’amuser… De simples études ! – Dites, que pensez-vous des
portraitistes contemporains ? N’est-ce pas qu’aucun d’eux
n’approche du Titien ? On ne trouve plus cette puissance de
coloris, cette… Quel dommage que je ne puisse vous exprimer ma
pensée en russe ! » La dame, férue de peinture, avait parcouru
avec son face-à-main toutes les galeries d’Italie… « Cependant M.
Nol… Ah, celui-là comme il peint… Je trouve ses visages plus
expressifs même que ceux du Titien !… Vous ne connaissez pas
M. Nol ? – Qui est ce Nol ? – M. Nol ! Ah, quel
talent ! Il a peint le portrait de Lise lorsqu’elle n’avait
que douze ans… Il faut absolument que vous veniez le voir. Lise,
montre-lui ton album. Vous savez que nous sommes ici pour que vous
commenciez son portrait, séance tenante. – Comment donc !… À
l’instant même !… » En un clin d’œil il avança son chevalet
chargé d’une toile, prit sa palette, attacha son regard sur le pâle
visage de la jeune fille. Tout connaisseur du cœur humain aurait
aussitôt déchiffré sur ces traits : un engouement enfantin pour les
bals ; pas mal d’ennui et des plaintes sur la longueur du
temps, avant comme après le dîner ; un vif désir de faire voir
ses robes neuves à la promenade ; les lourdes traces d’une
application indifférente à des arts divers, inspirée par sa mère en
vue d’élever son âme. Tchartkov, lui, ne voyait sur cette figure
délicate qu’une transparence de chair rappelant presque la
porcelaine et bien faite pour tenter le pinceau ; une molle
langueur, le cou fin et blanc, la taille d’une sveltesse
aristocratique le séduisait. Il se préparait d’avance à triompher,
à montrer l’éclat, la légèreté d’un pinceau qui n’avait eu
jusqu’ici affaire qu’à de vils modèles aux traits heurtés, à de
sévères antiques, à quelques copies de grands maîtres. Il voyait
déjà ce gentil minois rendu par lui. « Savez-vous quoi ? fit
la dame, dont le visage prit une expression quasi touchante. Je
voudrais… Elle porte une robe… Je préférerais, voyez-vous, ne pas
la voir peinte dans la robe à laquelle nous sommes si habituées.
J’aimerais qu’elle fût vêtue simplement, assise à l’ombre de
verdures, au sein de quelque prairie… avec un troupeau ou des bois
dans le lointain…, qu’elle n’eût pas l’air d’aller à un bal ou à
une soirée à la mode. Les bals, je vous l’avoue, sont mortels pour
nos âmes ; ils atrophient ce qui nous reste encore de
sentiments… Il faudrait, voyez-vous, plus de simplicité. » (Les
visages de cire de la mère et de la fille prouvaient, hélas,
qu’elles avaient un peu trop fréquenté les dits bals.) Tchartkov se
mit à l’ouvrage. Il installa son modèle, réfléchit quelques
instants, prit ses points de repère en battant l’air du pinceau,
cligna d’un œil, se recula pour mieux juger de l’effet. Au bout
d’une heure, la préparation terminée à son gré, il commença de
peindre. Tout entier à son œuvre, il en oublia jusqu’à la présence
de ses aristocratiques clientes et céda bientôt à ses façons de
rapin : il chantonnait, poussait des exclamations, faisait sans la
moindre cérémonie, d’un simple mouvement de pinceau, lever la tête
à son modèle, qui finit par s’agiter et témoigner d’une fatigue
extrême. « Assez pour aujourd’hui, dit la mère. – Encore quelques
instants, supplia le peintre. – Non, il est temps de partir… Trois
heures déjà, Lise. Ah mon Dieu, qu’il est tard !
s’écria-t-elle en tirant une petite montre accrochée par une chaîne
d’or à sa ceinture. – Rien qu’une petite minute ! » implora
Tchartkov, d’une voix naïve, enfantine. Mais la dame ne paraissait
nullement disposée à satisfaire, ce jour-là, les exigences
artistiques de son peintre ; elle lui promit, en revanche, de
rester davantage une autre fois. « C’est bien ennuyeux, se dit
Tchartkov, ma main commençait à se dégourdir ! » Il se souvint
que, dans son atelier de l’île Basile, personne n’interrompait son
travail : Nikita gardait la pose indéfiniment et s’endormait même
dans cette position. Il abandonna, tout dépité, son pinceau, sa
palette, et se figea dans la contemplation de sa toile. Un
compliment de la grande dame le tira de cette rêverie. Il se
précipita pour accompagner les visiteuses jusqu’à la porte de la
maison ; sur l’escalier il fut autorisé à les venir voir, prié
à dîner pour la semaine suivante. Il rentra chez lui tout
rasséréné, entièrement captivé par les charmes de la grande dame.
Jusqu’alors il avait jugé ces êtres-là inaccessibles, uniquement
créés et mis au monde pour rouler dans de belles voitures, avec
cochers et valets de pied de grand style, et n’accordant aux
pauvres piétons que des regards indifférents. Et voilà qu’une de
ces nobles créatures avait pénétré chez lui pour lui commander le
portrait de sa fille et l’inviter dans son aristocratique demeure.
Une joie délirante l’envahit ; pour fêter ce grand événement,
il s’offrit un bon dîner, passa la soirée au spectacle et parcourut
de nouveau la ville en landau, toujours sans la moindre nécessité.
Les jours suivants, il ne parvint pas à s’intéresser à ses travaux
en cours. Il ne faisait que se préparer, qu’attendre le moment où
l’on sonnerait à la porte.
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