Le Propriétaire - Dernier été

Le propriétaire / Dernier été
La Saga des Forsyte

 

Présentation de l'éditeur

Le vieux Jolyon Forsyte ne met qu'une condition au mariage de sa petite-fille June avec l'architecte Bosinney : que le jeune homme se constitue d'abord une solide clientèle. June entreprend aussitôt le siège des membres de la famille. Erre le premier des Forsyte à posséder près de Londres une maison de campagne est un argument de prestige qui séduit son cousin Soames, lequel y voit aussi le moyen de réaliser un excellent placement. De plus, s'installer à Robin Hill soustraira sa femme Irène à des influences diverses qu'il juge néfastes. Irène ne l'aime pas, il le sait et s'en irrite. Dans cette nouvelle résidence qui promet d'être splendide, il espère que tout changera. Tout change, en effet, mais d'une façon que ni Soames ni June n'ont prévue.

Ainsi commence vers 1880, dans Le Propriétaire, la saga des Forsyte - étude magistrale de la bourgeoisie anglaise, le chef-d’œuvre de John Galsworthy.

Titre original: The Forsyte Saga :

The man of Property

© Calmann-Lévy ( 1970 )

ISBN: 978-2253016434

 

PRÉFACE

LE grand écrivain français dont la mort, l'an dernier, nous a mis en deuil[1], écrivit quelque part : l'excès est toujours un mal. Nul mot n'a de sens plus relatif que le mot excès. Tout philosophe, tout historien qui professe la modération se pique d'une vertu qui ne comporte point d'absolu et varie avec le temps.

L'annaliste des Forsyte choisit pourtant dans ce propos la devise des chroniques dont Le Propriétaire n'est que le premier chapitre. Tout lecteur qui suivra les Forsyte jusqu'au bout de la Forsyte Saga et encore au-delà, dans Le Singe blanc, remarquera que l'attachement à l'ordre, à la convention et à la propriété, qui prévalut sous Victoria et que Le Propriétaire juge excessif, y cède graduellement la place à son contraire. Soames Forsyte, du rôle de vilain de la fable, passe avant la fin de cette longue histoire à celui d'un citoyen presque modèle au milieu du désordre général. Le sens abusif de la possession qui est son infirmité au début de cette Saga, en 1887, est bien près d'apparaître comme une dignité dans le tohu-bohu du dérèglement auquel nous assistons une quarantaine d'années plus tard. L'Angleterre, sur la fin de la période victorienne, poussait peut-être plus loin que le reste de l'Europe son attachement à la convention et à la propriété. Elle avait vécu si longtemps en paix, elle s'était si régulièrement enrichie! Elle avait cette belle et funeste réputation de libéralisme dans les institutions derrière laquelle elle pouvait s'offrir de dominer et de posséder sans compromettre sérieusement son noble renom.

Quelques observateurs considèrent le puritanisme comme l'une des principales influences qui aient agi sur la morale anglaise. Cependant le puritanisme ne fut qu'un produit secondaire du tempérament anglais; ces excès – Cromwell et le puritanisme; Charles II et la licence – se sont superposés et annulés, laissant les meurs anglaises à leur cours naturel. Ce n'est pas tant un reste de puritanisme qui consacrait sous Victoria les droits du mari et du père que la peur du ridicule et le désir d'assumer les apparences du succès. Pourvu qu'il fût blanchi, le foyer victorien pouvait bien être un sépulcre.

Nous, écrivains et artistes d'Angleterre, qui au début de ce siècle avons senti quelque chose de rance dans la moralité régnante, quelque chose d'oppressif, sans générosité, nous n'avons fait que devancer et peut-être, pour une faible part, provoquer la réaction qui commença vers 1909. Car c'est une erreur de supposer que la faillite de certaines valeurs prétendument morales soit un effet de la guerre. La guerre a seulement hâté une évolution déjà commencée : les fissures avaient paru – elle amena l'éboulement.

L'artiste, dont la justification est ou devrait être un sens de plus pour saisir la mesure, s'aperçut bientôt que le train des mœurs et de la morale obliquait autant vers la gauche qu'il avait dévié sur la droite au temps où fut écrit Le Propriétaire. Obéissant à son attirance essentielle pour le milieu de la route, il se mettait à décrire cette nouvelle embardée. C'est pourquoi on l'attaque de droite et de gauche.

Ceux qui ont senti les coups frappés jadis contre un excessif esprit de possession raillent : « Le fils prodigue est donc revenu! » Ceux qui se rebiffent devant la satire du relâchement et du désordre s'écrient : « Voyez la veste retournée! » Cette sorte de critique ne peut affecter l'artiste, car il obéit à son instinct. Ses personnages et son thème poursuivent leur développement suivant des lignes mystérieusement imposées du dedans. C'est seulement après coup qu'il prend conscience de tout ce que son ouvrage contient et implique. Le vol de la satire vire en quelque sorte automatiquement.

Il est difficile à un Anglais de deviner quelle valeur typique peuvent revêtir en France les caractères étudiés dans ce livre. Il soupçonne toutefois qu'il y a du Forsyte dans les classes riches de tous les pays au-dessus d'un certain degré de latitude qui restera indéterminé. Les Forsyt6, bien entendu, sont très anglais, mais ils appartiennent à la commune humanité au moins en ceci qu'ils savent de quel côté se trouve leur profit : cette vertu n'est pas inconnue sur le reste de la terre.

Ce qui peut-être les distingue, c'est de tendre à ce profit d'une manière si continue et si profonde qu'ils ne sont plus aptes à en faire usage quand ils l'ont obtenu. Les Forsyte font de leur vie un placement trop précautionneux pour pouvoir la vivre. A cet égard, ils peuvent être quelque peu énigmatiques pour ceux qui, parmi toutes les variétés de l'espèce humaine, ont le mieux élevé la vie au niveau un d'art. Tels quels, leur créateur les recommande à la charité du lecteur français.

 

 

PREMIERE PARTIE

Réception chez le vieux Jolyon

CEUX qui ont eu le privilège d'assister à une fête de famille chez les Forsyte ont vu ce spectacle charmant et instructif : une famille de la riche bourgeoisie en grand appareil.

Mais que l'un de ces privilégiés fût doué de clairvoyance psychologique (un don qui n'a point de valeur monétaire et que les Forsyte ignorent), et il devenait le témoin d'une scène qui jette une lumière sur un obscur problème humain. En d'autres termes, de la réunion de cette famille – dont on n'aurait pu désigner trois membres liés seulement par un sentiment qui méritât le nom de sympathie – s'est dégagée pour lui l'évidence de cette mystérieuse et concrète cohésion qui fait de la famille une si formidable unité sociale, une si exacte miniature de la société.

Il a été admis à la vision des routes confuses que suit le progrès social, il a compris quelque chose de la vie patriarcale, du fourmillement des hordes sauvages, de la croissance et de la chute des nations.