Il commanda son dîner, et s'assit dans le coin même, peut-être à la même table (on était plutôt conservateur dans ce club radical) où il s'installait vingt-cinq ans auparavant avec son fils, quand il devait l'emmener à l'Opéra les jours de vacances.

L'enfant adorait le théâtre, et le vieux Jolyon le revoyait assis en face de lui, cachant son excitation sous une nonchalance soigneusement affectée, mais qui ne trompait pas.

Il se commanda le menu que son fils avait toujours choisi : une soupe, une friture d'éperlans, des côtelettes d'agneau et une tarte. Ah! si seulement Jo était en face de lui! Ils ne s'étaient pas revus depuis quinze ans, et ce ne fut pas la première fois de ces quinze années que le vieux Jôlyon se demanda s'il n'avait pas de reproches à se faire au sujet de son fils. Une histoire d'amour malheureuse avec cette fieffée coquette, Danaë Thornworthy, maintenant Danaë Bellew.

La fille d'Anthony Thornworthy avait rejeté le jeune homme vers celle qui fut la mère de June. Peul-être alors aurait-il dû s'opposer à ce mariage; ils étaient trop jeunes; mais, expérience faite de la faiblesse sentimentale de Jo, il n'avait été que trop pressé de le voir marié. Et en quatre ans, le désastre était venu! Impossible alors d'approuver la conduite de son fils; le bon sens et les disciplines auxquelles il était dressé, ces puissants facteurs dont la combinaison lui tenait lieu de principes l'interdisaient; mais son cœur saignait. Toute cette affaire s'était développée comme une inexorable fatalité.

June était là, la toute petite créature aux cheveux de flamme, accrochée, entortillée à toutes ses fibres, à son cœur fait pour être le jouet et le refuge bien-aimé de petits êtres sans défense. Avec une clairvoyance caractéristique, il comprit qu'il fallait se séparer de l'un ou de l'autre, qu'il n'y avait pas de demi-mesure possible. Et la petite chose sans défense prévalut. Il ne voulut pas courir avec le lièvre et chasser avec les chiens. Ce fut à son fils qu'il dit adieu.

Cet adieu s'était maintenu jusqu'à présent. Il avait proposé à son fils de lui servir encore une pension réduite; on la lui avait refusée, et peut-être ce refus le blessa-t-il plus que tout le reste, car il lui enlevait la dernière issue laissée à un sentiment qui se réprimait, et lui fournissait cette preuve tangible et solide d'une rupture que seul, un acte relatif à de l'argent, don ou refus, pouvait établir.

Son dîner n'avait pas de goût, son champagne était amer et sec, ce n'était pas le Clicquot du vieux temps!

En prenant son café, l'idée lui vint de passer sa soirée à l'Opéra. C'est pourquoi il chercha dans le Times (tout autre journal lui inspirait de la méfiance) les annonces de la soirée. On jouait Fidelio.

Dieu merci, pas de ces nouvelles inventions allemandes comme les pantomimes de ce Wagner!

Mettant son vieux gibus, qui, avec son bord aplati par l'usage et son ample volume, paraissait l'emblème de sa grandeur passée, et tirant de sa poche une vieille paire de gants de chevreau très fin, fortement parfumés au cuir de Russie par le voisinage habituel de l'étui à cigares, il monta dans un cab.

La voiture roulait gaiement le long des rues où le vieux Jolyon remarqua une animation inaccoutumée. « Les hôtels doivent faire d'énormes affaires », songea-t-il.

Les hôtels monstres dataient de quelques années seulement. Il réfléchit avec satisfaction à un certain immeuble qu'il possédait dans le voisinage. Il devait monter de valeur par sauts et par bonds. Quelle circulation!

Ce fut le point de départ d'une de ces singulières et impersonnelles rêveries si peu dans la nature d'un Forsyte, et qui mettaient le vieux Jolyon en dehors des siens. Quelles fourmis que les hommes, et quelle multitude! et qu'est-ce qu'ils deviendraient tous?

Le pied lui manqua comme il sortait du cab. Il paya strictement sa course, se dirigea vers le guichet pour prendre son billet et se tint là, son porte-monnaie à la main. (Il portait son argent dans un porte-monnaie, n'ayant jamais approuvé qu'on le laissât ballotter dans ses poches, comme aujourd'hui tant de jeunes gens.) Le contrôleur se pencha comme un vieux chien qui avance la tête hors de sa niche.

– Tiens! fit-il d'une voix étonnée, c'est M. Jolyon Forsyte!

– Parfaitement!

– Il y a des années qu'on ne vous a vu, monsieur. Ah! mon Dieu! les temps ne sont plus les mêmes! Vous et votre frère et le commissaire-priseur, M. Tracquair, et M. Nicholas Treffry, vous reteniez toujours vos six ou sept fauteuils pour la saison. Et comment vous portez-vous, monsieur ? Tout ça ne nous rajeunit pas!

Les yeux du vieux Jolyon prirent une teinte plus intense, il paya sa guinée. On ne l'avait pas oublié! Il fit son entrée au son de l'ouverture comme un vieux cheval de guerre qui marche au combat. Pliant son gibus, il s'assit, enleva ses gants gris perle, prit sa lorgnette, et promena un long regard autour de la salle; puis il fixa les yeux sur le rideau. Il sentit avec plus d'acuité que jamais qu'il était fini.

Où étaient toutes les femmes, les jolies femmes qui jadis remplissaient la salle? Et cette émotion d'attente au cœur avant l'entrée des grands chanteurs? Et cette ivresse de la vie, et cette force qu'il se sentait d'en jouir? Lui, jadis l'abonné le plus assidu de l'Opéra! Mais il n'y avait plus d'Opéra! Ce Wagner avait tout détruit; plus de mélodie ni de voix pour la chanter! Ah! les merveilleuses voix! Disparues ! Il regardait jouer les scènes qui lui étaient si familières, avec une sensation d'engourdissement au cœur.

Depuis la mèche argentée qui ondulait au-dessus de son oreille jusqu'au mouvement de son pied dans la bottine vernie à élastique, il n'y avait rien de lourd ou de faible chez le vieux Jolyon. Il était aussi droit pu presque qu'au temps lointain où il venait là tous les soirs; sa vue était aussi bonne. Mais quelle sensation de lassitude et de désillusion !

Toute sa vie, il avait su jouir des choses, même imparfaites, et il en avait trouvé beaucoup.