Il en avait joui avec modération afin de se garder jeune. Mais à présent cette faculté de jouir et sa philosophie même l'avaient abandonné; il restait avec l'affreux sentiment que tout était fini pour lui. Ni le chœur des prisonniers ni la chanson de Florian ne purent dissiper la mélancolie de sa solitude.

Si seulement Jo était avec lui! Le petit devait avoir quarante ans aujourd'hui. Ainsi, il avait perdu quinze ans de la vie de son fils unique! Et Jo n'était plus un paria de la société. Il s'était marié. Le vieux Jolyon n'avait pu s'empêcher de lui marquer la satisfaction que lui causait cette mesure par l'envoi d'un chèque de 500 livres. Le chèque lui avait été renvoyé dans une lettre datée du Pot-Pourri, et ainsi conçue :

« Mon très cher père,

Votre généreux don a été le bienvenu, il m'a montré que vous pourriez avoir plus mauvaise opinion de moi. Je vous le renvoie; mais s'il vous semblait opportun de le placer au bénéfice du petit bonhomme (nous l'appelons Jolly) qui porte votre prénom et le mien et, par courtoisie, notre nom de famille, j'en serais très heureux.

J'espère de tout mon cœur que votre santé est aussi bonne que jamais.

Votre fils affectionné, »

C'était bien Jo, cette lettre; il avait toujours été un gentil garçon. Le vieux Jolyon avait répondu :

« Mon cher Jo,

« La somme (500 livres) reste inscrite dans mes livres au bénéfice de ton petit garçon, sous le nom de Jolyon Forsyte. Elle figure à son crédit, avec intérêt de 5 %. J'espère que tu te portes bien. Ma santé reste bonne pour le moment.

« De tout cœur je suis

« Ton père affectionné,

JOLYON FORSYTE. »

Et chaque année, au ier janvier, il avait ajouté à l'intérêt une somme de cent livres. Et cela grossissait. Au prochain jour de l'an, il y aurait une somme de quinze cents et quelques livres. Il serait difficile de dire quelle satisfaction le vieux Jolyon avait tiré de cette opération annuelle. Mais la correspondance avait pris fin.

Malgré sa tendresse pour son fils, malgré l'instinct en partie naturel, en partie produit chez lui, comme chez tant d'autres de sa classe, par le maniement et l'observation continuelle des affaires (instinct qui le poussait à juger une conduite sur ses résultats plutôt que sur un principe), quelque chose le déconcertait : dans le cas où il s'était mis, son fils aurait dû tomber dans la débine; cette loi était établie dans tous les romans, sermons et pièces de théâtre qu'il avait pu lire ou entendre.

Quand son chèque lui fut renvoyé, il lui sembla que quelque chose n'était pas dans l'ordre. Pourquoi son fils n'était-il pas tombé dans la débine ? Mais après tout que savait-on?

Il avait entendu dire, bien sûr - de fait, il s'était lui-même chargé de découvrir - que Jo vivait à Saint-John's Wood; qu'il avait, avenue Wistaria, une petite maison avec un jardin; qu'il emmenait sa femme dans le monde - un drôle de monde sans doute - et qu'ils avaient deux enfants : le petit bonhomme qui s'appelait Jolly[2] (il voyait une sorte de défi cynique dans le choix de ce nom, étant données les circonstances; or le vieux Jolyon n'aimait pas le cynisme et en avait peur) et une petite fille appelée Holly, née depuis le mariage. Quelle pouvait bien être la situation réelle de son fils ? Jo avait capitalisé le revenu qu'il tenait de son grand-père maternel; il était entré chez Lloyd comme sous-assureur; il faisait de la peinture aussi, des aquarelles.

Le vieux Jolyon savait cela parce qu'il en avait subrepticement acheté quelques-unes, de loin en loin, quand par hasard il voyait, à la vitrine d'un marchand de tableaux, la signature de son fils sur un paysage de la Tamise. Il jugeait ces œuvres mauvaises et ne les mettait pas au mur, à cause de la signature. Il les gardait enfermées dans un tiroir.

 

Dans l'immense salle de l'Opéra, il fut saisi d'un grand et douloureux besoin de revoir son fils. Le souvenir lui revenait du temps où son petit gamin se balançait en costume de coutil, sous l'arche de ses jambes; du temps où il lui apprenait à monter à cheval et courait à côté de son poney; du jour où il l'avait conduit à l'école pour la première fois.

Un tendre et attachant petit bonhomme! Lorsqu'il était revenu d'Eton, il avait acquis un peu trop peut-être de ces manières si désirables qui, le vieux Jolyon le savait bien, ne se forment que là, à grands frais; mais il était resté un gentil compagnon, même après Cambridge, quoique un peu lointain, du fait même des avantages qu'il avait reçus.

Le sentiment du vieux Jolyon à l'égard des écoles de la gentry et des Universités n'avait jamais varié; il gardait avec une fidélité touchante son attitude d'admiration et de méfiance à l'égard d'un système approprié aux plus hauts placés du pays, et dont il n'avait pas eu le privilège de bénéficier.

Maintenant que June partait et déjà l'abandonnait presque, cela lui ferait du bien de voir son fils. Coupable de trahison envers sa famille, ses principes, sa classe, le vieux Jolyon fixa son regard sur la chanteuse; elle était mauvaise, oui, vraiment! détestable, et quant à Florian, une vraie mazette !

Le rideau tomba. On se contentait de peu maintenant!

Dans la rue encombrée, il s'empara d'un fiacre au nez d'un gros monsieur, beaucoup plus jeune que lui, qui avait jeté dessus son dévolu. Au coin de Pall-Mall, le cocher, au lieu de traverser Green Park, tourna pour remonter Saint-James Street. Le vieux Jolyon mit la main à la portière (il ne pouvait supporter qu'on ne prît pas au plus court) ; mais au tournant, il se trouva devant le Pot-Pourri, et la nostalgie qu'il avait portée au fond de lui toute la soirée, soudain, l'emporta. Il fit arrêter la voiture; il entrerait et demanderait si Jo faisait toujours partie du club.

Il entra. Le hall était resté exactement le même qu'au temps où il venait dîner là avec Jack Herring et où le club possédait le meilleur cuisinier de Londres. Il regarda autour de lui avec ce regard expérimenté et droit grâce auquel il avait été, toute sa vie, mieux servi que la plupart des hommes.

– Monsieur Jolyon Forsyte est-il toujours du club ?

– Oui, monsieur; il est au club en ce moment, monsieur.. Quel nom ?

Le vieux Jolyon fut pris de court.

– Son père, dit-il.

Et, ayant parlé, il attendit, debout, le dos à la cheminée.

Jolyon le jeune, sur le point de rentrer chez lui, avait mis son chapeau et traversait le hall quand le portier le rencontra.