Il n'était plus jeune, ses cheveux grisonnaient; sa figure, mince réplique de celle de son père, avec les mêmes grandes moustaches tombantes, semblait vraiment bien marquée. Il pâlit. Cette rencontre était terrible, après tant d'années, rien au monde n'étant terrible comme une scène.
Ils s'affrontèrent et joignirent leurs mains sans un mot. Puis, avec un tremblement dans la voix, le père dit :
– Comment vas-tu, mon enfant? Le fils répondit
– Comment allez-vous, papa ?
La main du vieux Jolyon tremblait dans son mince gant.
– Si tu vas de mon côté, dit-il, je peux te ramener un bout de chemin.
Et comme s'ils avaient l'habitude de se reconduire l'un l'autre tous les soirs, ils sortirent et montèrent dans le fiacre.
Le vieux Jolyon eut l'impression que son fils avait grandi.
– Il est plus homme, se dit-il.
L'amabilité naturelle à la physionomie de Jo s'était recouverte d'un masque un peu sardonique, comme si les circonstances de sa vie l'avaient mis dans la nécessité de s'armer. Ses traits étaient bien ceux d'un Forsyte, mais avec un regard plutôt en dedans, comme d'un philosophe ou d'un homme d'étude. Sans doute, il avait été obligé de regarder souvent en lui-même, au cours de ces quinze années.
Au premier aspect de son père, il avait eu un coup; il l'avait vu si vieux, si usé! Mais dans le cab, le vieillard lui parut à peine changé, car il avait toujours cet air calme que Jo se rappelait si bien, c'était toujours la même tenue droite et le même regard précis.
– Vous avez l'air bien, père.
– Pas trop mal, répondit le vieux Jolyon.
Il était en proie à une inquiétude qu'il éprouvait le besoin de formuler. Ayant retrouvé son fils, il lui fallait savoir où en était celui-ci de ses finances.
– Jo, j'aimerais bien que tu me dises comment vont tes affaires. Je suppose que tu as des dettes ?
Il posa la question en ces termes pour que l'autre se confessât plus aisément.
Jolyon le jeune répondit de sa voix ironique :
– Non, je n'ai pas de dettes!
Le vieux Jolyon comprit que son fils était froissé et lui toucha la main. Il avait couru un risque. Cela en valait la peine toutefois, et
Jo ne lui avait jamais tenu rancune. Sans avoir dit un mot de plus, ils arrivèrent à Stanhope Gate. Le vieux Jolyon invita son fils à entrer, mais celui-ci secoua la tête.
– June n'est pas ici, dit rapidement le vieux Jolyon, elle est partie aujourd'hui pour une visite à la campagne. Je pense que tu connais ses fiançailles ?
– Déjà, murmura Jolyon le jeune.
Le vieux Jolyon descendit de voiture et, pour la première fois de sa vie, il donna par erreur au cocher un souverain au lieu d'un shilling. Le cocher mit la pièce dans le coin de sa bouche, fouetta sournoisement son cheval et fila.
Le vieux Jolyon tourna doucement la clef dans la serrure, ouvrit la porte et fit signe à Jo d'entrer. Jo le vit pendre gravement son manteau, avec, sur sa figure, l'expression d'un enfant qui va voler des cerises.
La porte de la salle à manger était ouverte, le gaz baissé; la bouilloire sifflait sur un plateau à thé, et, tout à côté, un chat à l'air cynique s'était endormi sur la table. Le vieux Jolyon le chassa immédiatement. Cet incident le soulageait; il poursuivait l'animal en tapant sur son gibus.
– Il a des puces, dit-il, en le suivant hors de la chambre.
Et devant l'escalier qui du vestibule descendait aux sous-sols, il appela plusieurs fois : « Hsst! » comme pour aider à la fuite du chat, jusqu'à ce qu'enfin, par une singulière coïncidence, le maître d'hôtel apparût sur les premières marches.
– Vous pouvez aller vous coucher, Parfitt, dit le vieux Jolyon, je fermerai la porte et j'éteindrai.
Quand il rentra dans la salle à manger, le chat, malheureusement, le précédait, la queue en l'air, proclamant qu'il avait compris dès le premier moment toute la manœuvre de son maître pour supprimer le maître d'hôtel.
Une fatalité s'était toujours acharnée contre les stratagèmes domestiques du vieux Jolyon.
Jolyon le jeune ne put s'empêcher de sourire. Il était très versé en matière d'ironie et, tout, ce soir-là, lui semblait ironique : l'épisode du chat, la nouvelle des fiançailles de sa propre fille. Il n'avait donc pas plus de droits sur elle que sur le chat. Il y avait là une justice qu'il comprenait.
– A qui ressemble June maintenant ? demanda-t-il.
– On dit qu'elle me ressemble, mais c'est une bêtise; elle ressemble plutôt à ta mère, les mêmes yeux, les mêmes cheveux.
– Ah ! et elle est jolie ?
Le vieux Jolyon avait trop le caractère Forsyte pour faire un éloge direct, surtout de ce qui lui inspirait une réelle admiration.
– Pas mal, un vrai menton de Forsyte. Ce sera bien vide, ici, Jo, quand elle sera partie.
L'expression qui passa sur sa figure fit sentir à Jolyon le jeune le même choc qu'à l'instant de leur rencontre.
– Qu'est-ce que vous deviendrez, père ? Je suppose qu'il est tout pour elle ?
– Ce que je deviendrai ? répéta le vieux Jolyon, avec une saccade irritée dans la voix. Ce ne sera pas drôle de vivre ici tout seul. Je ne sais pas comment cela finira. Je ne sais ce que je donnerais... Il se tut et ajouta : La question est de savoir ce que je ferai de cette maison.
Jolyon le jeune explora la chambre du regard. Elle était singulièrement vaste et morne, décorée d'immenses natures mortes qu'il se rappelait avoir vues tout enfant. Des chiens endormis y appuyaient leur museau sur des bottes de carottes, d'oignons et des grappes de raisin. Cette maison était un « éléphant blanc », mais il ne pouvait se figurer son père moins grandement installé; et ceci encore lui semblait plein d'ironie.
Dans son fauteuil à pupitre le vieux Jolyon était assis, représentant accompli de sa famille, de sa classe, de ses dogmes, personnifiant l'ordre, la modération et l'esprit de propriété : un vieil homme si solitaire qu'il n'y en avait pas de plus solitaire dans Londres.
Il était assis là, dans l'ombre riche de la pièce, marionnette aux mains de grandes forces qui n'ont souci ni de la famille, ni des classes, ni des croyances, mais qui s'avancent comme des machines, d'un mouvement fatal, vers des fins incompréhensibles.
Telle était à ce moment l'impression de Jolyon le jeune, qui savait regarder les choses du dehors.
Pauvre vieux père! Telle serait donc sa fin, le but qu'il visait en conduisant sa vie avec une si magnifique modération : être seul, et vieillir de jour en jour, sans avoir une âme à qui parler!
A son tour, le vieux Jolyon regarda son fils. Il avait tant de choses à lui dire dont il n'avait pas pu parler depuis des années. Il lui aurait été impossible de confier sérieusement à June sa conviction que les terrains du Soho allaient monter de valeur; ses inquiétudes au sujet de cet extraordinaire silence de Pippin, le directeur de la « Société des Nouvelles Houillères » dont il avait lui-même si longtemps présidé le conseil; ou même d'examiner avec elle comment et par quel arrangement il pourrait le mieux éviter à ses héritiers le paiement des droits de succession.
Sous l'influence d'une tasse de thé qu'il remuait indéfiniment avec sa cuillère, il se mit enfin à parler.
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