Un nouvel horizon de vie s'ouvrait à lui; des espérances de conversation, un refuge où, dans les heures de crainte ou de regret, il trouverait l'opium de longs entretiens sur le moyen d'augmenter son bien et de rendre éternelle la seule partie de lui-même qui pût subsister en ce monde.

Jolyon le jeune savait écouter; c'était sa grande qualité. Il gardait les yeux fixés sur la figure de son père, posant une question de loin en loin.

Le vieux Jolyon n'avait pas fini de parler, quand la pendule sonnant une heure le rappela à ses principes. Il tira sa montre d'un air étonné. – Il faut que j'aille me coucher, Jo, dit-il.

Jolyon le jeune se leva et tendit la main à son père pour l'aider. De nouveau, le vieux visage parut usé, creusé, les yeux restaient détournés.

– Adieu, mon garçon, tâche de te bien porter.

Un moment s'écoula et Jolyon le jeune, tournant sur ses talons, se dirigea vers la porte. Il y voyait à peine, son sourire tremblait. Jamais, depuis qu'il avait découvert, vingt ans auparavant, que la vie n'est pas simple, elle ne lui avait paru si étrangement compliquée.

 

Dîner chez Swithin

DANS la salle à manger de Swithin, décorée de bleu pâle et d'orange, et qui donnait sur le parc, la table ronde portait douze couverts. Un lustre de cristal taillé, garni de bougies allumées, pendait au-dessus de la table comme une stalactite géante, et illuminait de grandes glaces à cadres d'or, des consoles de marbre, de lourdes chaises dorées tendues de tapisseries.

Tout dans cette pièce attestait cet amour du beau si profondément enraciné dans toute famille qui, d'extraction médiocre, a dû besogner pour atteindre à ce qu'on appelle « le monde ». Swithin ne tolérait pas la simplicité; sa passion pour l'or moulu l'avait toujours marqué entre ses pareils pour un homme d'un goût parfait quoique fastueux. La certitude qu'on ne pouvait entrer chez lui sans voir qu'il était riche lui procurait le bonheur le plus solide et le plus durable qu'il ait connu en sa vie.

Il avait été agent de propriété immobilière – profession déplorable à son avis, surtout dans la partie du commissaire-priseur. Depuis qu'il s'était retiré, il s'abandonnait à des goûts naturellement aristocratiques. Dans le luxe achevé dont il entourait sa vieillesse, il s'était enfoui comme une mouche dans du sucre; son esprit, où passaient très peu de choses depuis le matin jusqu'au soir, était au confluent de deux émotions singulièrement contradictoires : une permanente et vigoureuse satisfaction d'avoir fait son chemin et bâti sa fortune; et une intime conviction qu'un homme aussi distingué que lui n'aurait jamais dû être mis dans le cas de salir son esprit en travaillant.

Il se tenait contre le buffet, en gilet blanc à grands boutons d'onyx et d'or, et regardait son domestique visser -plus profondément trois bouteilles de champagne dans des seaux de glace. Entre les hautes pointes de son faux col dont il n'aurait pour rien au monde changé la forme, bien qu'elle lui rendît tout mouvement pénible, la chair pâle de son double menton restait immuable. Ses yeux voyageaient de bouteille en bouteille.

Il délibérait ainsi : « Jolyon boit un verre, peut-être deux, pas plus. Il se ménage tant! James, lui, ne compte plus comme buveur. Nicholas et Fanny se gorgeront d'eau, c'est leur genre. Soames ne compte pas. Ces jeunes neveux (Soames avait trente-huit ans,) ça ne sait pas boire. Mais Bosinney? » Le nom de cet étranger lui suggérant un objet qui sortait des cadres de sa philosophie, Swithin s'arrêta. Un doute méfiant s'élevait en lui. « On ne peut pas savoir ce que boira Bosinney ! June n'est qu'une petite fille, et amoureuse! Emily (Mme James) apprécie un bon verre de champagne. Mais le champagne est trop sec pour Juley, la chère âme, elle n'a pas de palais. Quant à Hatty Chessmann... » A l'idée de cette vieille amie, un nuage de pensées vint obscurcir le vert transparent de ses yeux : « Elle est bien capable de boire sa demi-bouteille. »

Mais lorsqu'il pensa à sa dernière invitée, une expression pareille à celle d'un chat sur le point de ronronner se glissa sur sa vieille figure : « Mme Soames ! Elle n'en prendrait peut-être pas beaucoup, mais ce qu'elle prendrait, elle saurait l'apprécier. C'était un plaisir de lui donner du bon vin, à celle-là!' Une jolie femme, et qui lui montrait de la sympathie ! Rien que de penser à elle, ça vous remontait comme du champagne. Un plaisir de donner du bon vin à une femme si agréable à voir, qui savait s'habiller, qui avait des manières charmantes, tout à fait distinguées. Un plaisir de se mettre en frais pour elle. » Entre les pointes de son col qui le gênait, sa tête fit pour la première fois un léger mouvement :

– Adolphe, une bouteille de plus dans la glace.

Lui-même pourrait boire pas mal, car, grâce à cette ordonnance de Blight, il se trouvait en très bon point, et il avait eu soin de ne pas déjeuner. Depuis des semaines, il ne s'était pas senti si en train.