Quelqu’un
avait dû lui faire la leçon entre-temps, car il m’attaqua d’emblée sur ces
énigmatiques initiales.
— A T, me dit-il, ce sont tes initiales. Abel
Tiffauges pour la vie. Tu vas immédiatement effacer cette idiotie !
J’étais démasqué et jouant le tout pour le tout, j’accomplis
le geste dont je rêvais ardemment depuis des semaines. Je m’approchai de lui,
je posai mes mains sur le fameux ceinturon, au niveau des hanches, et
m’approchant de plus en plus avec une lenteur émerveillée, je les fis glisser
sur le cuir jusqu’à ce qu’elles se rejoignissent dans son dos. Alors je posai
ma tête sur sa poitrine à l’endroit du cœur.
Pelsenaire devait se demander ce qui se passait, car sur le
moment il ne bougea pas. Mais ensuite sa main droite s’éleva lentement –
selon le même tempo que j’avais adopté moi-même –, elle vint s’appliquer à
plat sur mon visage, et une poussée brutale, une ruade irrésistible m’arracha à
lui et me projeta sur le dos à plusieurs mètres de là. Puis il fit demi-tour,
et s’éloigna en faisant jaillir des gerbes d’étincelles sous les clous de ses
chaussures.
Dès lors, ayant découvert les charmes de l’esclavage, il
m’abreuva d’humiliations et de mauvais traitements que j’acceptai avec une
soumission imbécile. Bien volontiers, je lui abandonnai la moitié de mes
portions au réfectoire car je n’avais aucun appétit, et c’est même avec un
bonheur dissimulé que j’acceptai de décrotter et de cirer chaque matin ses
merveilleux brodequins, car j’ai toujours aimé toucher des chaussures.
Mais ces exigences, somme toute raisonnables, ne suffisaient
pas, il fallait à son âme infectée des satisfactions plus âpres. C’est ainsi
qu’il avait décidé que je mangerais de l’herbe tous les jours. Dès le début de
la récréation de midi, il me jetait dans la maigre prairie qui entourait la
statue de notre saint patron, et, à califourchon sur moi, le menton projeté par
un réflexe de brute, il me poussait dans la bouche des poignées de chiendent
que je mâchais consciencieusement pour qu’elles ne m’étouffassent pas. Un
cercle de curieux assistaient à l’opération, et ce n’est pas sans un retour de
haine et d’indignation que je songe aujourd’hui que pas une fois l’un de ces
surveillants – si prompts pourtant à me prendre en faute et à me châtier –
n’est intervenu pour mettre fin à cette scène.
Ma servitude ne devait prendre fin qu’en atteignant son
paroxysme. C’était au début de l’automne après des jours et des nuits de pluie
qui avaient transformé la cour de récréation en cloaque. Les cailloux et le
mâchefer disparaissaient sous une couche de boue et de feuilles mortes d’une
trompeuse douceur. L’humidité où baignait notre misère d’orphelins, mal
chauffés, mal nourris, jamais lavés, faisait coller nos vêtements à nos corps,
et achevait de les assimiler à des membranes naturelles, à des écailles, à des
carapaces dont il était affreux de se désolidariser, soit en se déshabillant le
soir, soit à tout instant par un recroquevillement intérieur, peau horripilée,
muscles noués, sexe rabougri. Ce jour-là nos jeux revêtaient une violence
inhabituelle, presque désespérée, comme si pour répondre à la noirceur et à la
dureté de notre condition, nous eussions voulu nous affirmer comme des
guerriers ou comme des fauves. Des poings s’écrasaient avec un bruit mat sur
des visages, des croche-pieds s’achevaient en chutes paraboliques dans la boue,
des lutteurs noués l’un à l’autre roulaient en haletant sur le sol. Il y avait
peu de cris, jamais d’insultes, mais celui qui était tombé seul manquait rarement
de ramasser de la fange à pleines mains et de la lancer contre son adversaire
afin qu’il fût souillé lui aussi. Moi, je me dissimulais entre les piliers du
préau, cherchant à éviter toutes les rencontres – et elles étaient
nombreuses – qui risquaient de m’être fatales. Je ne pensais pas pour une
fois devoir craindre Pelsenaire, car il n’aurait cure dans cette grandiose
mêlée d’un si chétif adversaire. Aussi fut-ce sans excès de panique que je me
heurtai soudain à lui en évitant un ballon lancé comme un boulet de canon. Il
avait dû faire une chute bizarre, sur un seul genou, car il était maculé à
mi-jambe d’un côté seulement, et au demeurant presque intact. Comme je tentais
de m’esquiver, il me rattrapa par le bras et avançant son genou
« Essuie-moi ! », m’ordonna-t-il. Aussitôt accroupi à ses pieds,
je me mis au travail à l’aide d’un mouchoir douteux. Pelsenaire s’impatienta.
— Tu n’as rien d’autre ? Alors avec ta
langue !
La cuisse, le genou et le haut du mollet étaient
uniformément sculptés dans un limon noir, vernissé qui eût été impeccable sans
la plaie centrale, complexe et pourpre, ouverte au-dessous de la rotule. Il en
suintait une coulée vermeille qui tournait à l’ocre, puis à un brun de plus en
plus sombre en se mêlant à la boue. Ma langue fit le tour de la blessure
qu’elle entoura d’une auréole grise. Je crachai à plusieurs reprises de la
terre et des résidus de mâchefer. La plaie d’où le sang continuait à sourdre
étalait tout près de mes yeux sa géographie capricieuse avec sa pulpe gonflée,
ses élevures blanchâtres de peau excoriée et ses lèvres roulées en dedans. J’y
passai la langue rapidement une première fois, pas assez légèrement cependant
pour ne pas provoquer un tressaillement qui souleva en rictus le bourrelet de
muscle arrondi coiffant la rotule. Puis une seconde fois plus longuement.
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