Par une
particularité de ces climats où l’atmosphère, entièrement privée
d’humidité, reste d’une transparence parfaite, la perspective
aérienne n’existait pas pour ce théâtre de désolation ; tous
les détails nets, précis, arides se dessinaient, même aux derniers
plans, avec une impitoyable sécheresse, et leur éloignement ne se
devinait qu’à la petitesse de leur dimension, comme si la nature
cruelle n’eût voulu cacher aucune misère, aucune tristesse de cette
terre décharnée, plus morte encore que les morts qu’elle
renfermait.
Sur la paroi éclairée ruisselait en cascade de feu une lumière
aveuglante comme celle qui émane des métaux en fusion. Chaque plan
de roche, métamorphosé en miroir ardent, la renvoyait plus brûlante
encore. Ces réverbérations croisées, jointes aux rayons cuisants
qui tombaient du ciel et que le sol répercutait, développaient une
chaleur égale à celle d’un four, et le pauvre docteur allemand ne
pouvait suffire à éponger l’eau de sa figure avec son mouchoir à
carreaux bleus, trempé comme s’il eût été plongé dans l’eau.
L’on n’eût pas trouvé dans toute la vallée une pincée de terre
végétale ; aussi pas un brin d’herbe, pas une ronce, pas une
liane, pas même une plaque de mousse ne venait interrompre le ton
uniformément blanchâtre de ce paysage torréfié. Les fentes et les
anfractuosités de ces roches n’avaient pas assez de fraîcheur pour
que la moindre plante pariétaire pût y suspendre sa mince racine
chevelue. On eût dit les tas des cendres restés sur glace d’une
chaîne de montagnes brûlée au temps des catastrophes cosmiques dans
un grand incendie planétaire : pour compléter l’exactitude de
la comparaison, de larges zébrures noires, pareilles à des
cicatrices de cautérisation, rayaient le flanc crayeux des
escarpements.
Un silence absolu régnait sur cette dévastation ; aucun
frémissement de vie ne le troublait, ni palpitation d’aile, ni
bourdonnement d’insecte, ni fuite de lézard ou de reptile ; la
cigale même, cette amie des solitudes embrasées, n’y faisait pas
résonner sa grêle cymbale.
Une poussière micacée, brillante, pareille à du grés broyé,
formait le sol, et de loin en loin s’arrondissaient des monticules
provenant des éclats de pierre arrachés aux profondeurs de la
chaîne excavée par le pic opiniâtre des générations disparues et le
ciseau des ouvriers troglodytes préparant dans l’ombre la demeure
éternelle des morts. Les entrailles émiettées de la montagne
avaient produit d’autres montagnes, amoncellement friable de petits
fragments de roc, qu’on eût pu prendre pour une chaîne
naturelle.
Dans les flancs du rocher s’ouvraient ça et là des bouches
noires entourées de blocs de pierre en désordre, des trous carrés
flanqués de piliers historiés d’hiéroglyphes, et dont les linteaux
portaient des cartouches mystérieux où se distinguaient dans un
grand disque jaune le scarabée sacré, le soleil à tête de bélier,
et les déesses Isis et Nephtys agenouillées ou debout.
C’étaient les tombeaux des anciens rois de Thèbes ; mais
Argyropoulos ne s’y arrêta pas, et conduisit ses voyageurs par une
espèce de rampe qui ne semblait d’abord qu’une écorchure au flanc
de la montagne, et qu’interrompaient plusieurs fois des masses
éboulées, à une sorte d’étroit plateau, de corniche en saillie sur
la paroi verticale, où les rochers, en apparence groupés au hasard,
avaient pourtant, en y regardant bien, une espèce de symétrie.
Lorsque le lord, rompu à toutes les prouesses de la gymnastique,
et le savant, beaucoup moins agile, furent parvenus à se hisser
auprès de lui, Argyropoulos désigna de sa badine une énorme pierre,
et dit d’un air de satisfaction triomphale :
« C’est là ! » Argyropoulos frappa dans ses mains
à la manière orientale, et aussitôt des fissures du roc, des replis
de la vallée accoururent en toute hâte des fellahs hâves et
déguenillés, dont les bras couleur de bronze agitaient des leviers,
des pics, des marteaux, des échelles et tous les instruments
nécessaires ; ils escaladèrent la pente escarpée comme une
légion de noires fourmis. Ceux qui ne pouvaient trouver place sur
l’étroit plateau occupé déjà par l’entrepreneur de fouilles, Lord
Evandale et le docteur Rumphius se retenaient des ongles et
s’arc-boutaient des pieds aux rugosités de la roche.
Le Grec fit signe à trois des plus robustes, qui glissèrent
leurs leviers sous la plus grosse masse de rocher. Leurs muscles
saillaient comme des cordes sur leurs bras maigres, et ils pesaient
de tout leur poids au bout de leur barre de fer. Enfin la masse
s’ébranla, vacilla quelques instants comme un homme ivre, et,
poussée par les efforts réunis d’Argyropoulos, de Lord Evandale, de
Rumphius et de quelques Arabes qui étaient parvenus à se jucher sur
le plateau, roula en rebondissant le long de la pente. Deux autres
blocs de moindre dimension furent successivement écartés, et alors
on put juger combien les prévisions du Grec étaient justes.
L’entrée d’un tombeau, qui avait évidemment échappé aux
investigations des chercheurs de trésors, apparut dans toute son
intégrité.
C’était une sorte de portique creusé carrément dans le roc
vif : sur les parois latérales, deux piliers couplés
présentaient leurs chapiteaux formés de têtes de vache, dont les
cornes se contournaient en croissant isiaque.
Au-dessus de la porte basse, aux jambages flanqués de longs
panneaux d’hiéroglyphes, se développait un large cadre
emblématique : au centre d’un disque de couleur jaune, se
voyait à côté d’un scarabée, signe des renaissances successives, le
dieu à tête de bélier, symbole du soleil couchant.
En dehors du disque, Isis et Nephtys, personnifications du
commencement et de la fin, se tenaient agenouillées, une jambe
repliée sous la cuisse, l’autre relevée à la hauteur du coude selon
la posture égyptienne, les bras étendus en avant avec une
expression d’étonnement mystérieux, et le corps, serré d’un pagne
étroit que sanglait une ceinture dont les bouts retombaient.
Derrière un mur de pierrailles et de briques crues qui céda
promptement au pic des travailleurs, on découvrit la dalle de
pierre qui formait la porte du monument souterrain.
Sur le cachet d’argile qui la scellait, le docteur allemand,
familier avec les hiéroglyphes, n’eut pas de peine à lire la devise
du colchyte surveillant des demeures funèbres qui avait à jamais
fermé ce tombeau, dont lui seul eût pu retrouver l’emplacement
mystérieux sur la carte des sépultures conservée au collège des
prêtres.
« Je commence à croire, dit au jeune lord le savant
transporté de joie, que nous tenons véritablement la pie au nid, et
je retire l’opinion défavorable que j’avais émise sur le compte de
ce brave Grec.
– Peut-être nous réjouissons-nous trop tôt, répondit Lord
Evandale, et allons-nous éprouver le même désappointement que
Belzoni, lorsqu’il crut être entré avant personne dans le tombeau
de Menephtha Seti, et trouva, après avoir parcouru un dédale de
couloirs, de puits et de chambres, le sarcophage vide sous son
couvercle brisé : car les chercheurs de trésors avaient abouti
à la tombe royale par un de leurs sondages pratiqués sur un autre
point de la montagne.
– Oh ! non, fit le savant ; la chaîne est ici
trop épaisse et l’hypogée trop éloigné des autres pour que ces
taupes de malheur aient pu, en grattant le roc, prolonger leurs
mines JUSQU’ICI. » Pendant cette conversation, les ouvriers,
excités par Argyropoulos, attaquaient la grande dalle de pierre qui
masquait l’orifice de la syringe. En déchaussant la dalle pour
passer dessous leurs leviers, car le lord avait recommandé de ne
rien briser, ils mirent à nu parmi le sable une multitude de
petites figurines hautes de quelques pouces, en terre émaillée
bleue ou verte, d’un travail parfait, mignonnes statuettes
funéraires déposées là en offrande par les parents et les amis,
comme nous déposons des couronnes de fleurs au seuil de nos
chapelles funèbres ; seulement nos fleurs se fanent vite, et
après plus de trois mille ans les témoignages de ces antiques
douleurs se retrouvent intacts, car l’Égypte ne peut rien faire que
d’éternel.
Lorsque la porte de pierre s’écarta, livrant, pour la première
fois depuis trente-cinq siècles, passage aux rayons du jour, une
bouffée d’air brûlant s’échappa de l’ouverture sombre, comme de la
gueule d’une fournaise. Les poumons embrasés de la montagne
parurent pousser un soupir de satisfaction par cette bouche si
longtemps fermée. La lumière, se hasardant à l’entrée du couloir
funèbre, fit briller du plus vif éclat les enluminures des
hiéroglyphes entaillés le long des murailles par lignes
perpendiculaires et reposant sur une plinthe bleue. Une figure de
couleur rougeâtre, à tête d’épervier et coiffée du pschent,
soutenait un disque renfermant le globe ailé et semblait veiller au
seuil du tombeau, comme un portier de l’éternité.
Quelques fellahs allumèrent des torches et précédèrent les deux
voyageurs accompagnés d’Argyropoulos : les flammes résineuses
grésillaient avec peine parmi cet air épais, étouffant, concentré
pendant tant de milliers d’années sous le calcaire incandescent de
la montagne, dans les couloirs, les labyrinthes et les caecums de
l’hypogée. Rumphius haletait et ruisselait comme un fleuve ;
l’impassible Evandale lui même rougissait et sentait ses tempes se
mouiller. Quant au Grec, le vent de feu du désert l’avait desséché
depuis longtemps, et il ne transpirait non plus qu’une momie.
Le couloir s’enfonçait directement vers le noyau de la chaîne,
suivant un filon de calcaire d’une égalité et d’une pureté
parfaites.
Au fond du couloir, une porte de pierre, scellée comme l’autre
d’un sceau d’argile, et surmontée du globe aux ailes éployées,
témoignait que la sépulture n’avait pas été violée, et indiquait
l’existence d’un nouveau corridor plongeant plus avant dans le
ventre de la montagne.
La chaleur devenait si intense que le jeune lord se défit de son
paletot blanc, et le docteur de son habit noir, que suivirent
bientôt leur gilet et leur chemise ; Argyropoulos, voyant leur
souffle s’embarrasser, dit quelques mots à l’oreille d’un fellah,
qui courut à l’entrée du souterrain et rapporta deux grosses
éponges imbibées d’eau fraîche, que les deux voyageurs, d’après le
conseil du Grec, se mirent sur la bouche pour respirer un air plus
frais à travers les pores humides, comme cela se pratique aux bains
russes quand la vapeur est poussée à outrance.
On attaqua la porte, qui céda bientôt.
Un escalier taillé dans le roc vif se présenta avec sa descente
rapide.
Sur un fond vert terminé par une ligne bleue se déroulaient, de
chaque côté du couloir, des processions de figurines emblématiques
aux couleurs aussi fraîches, aussi vives que si le pinceau de
l’artiste les eût appliquées la veille ; elles apparaissaient
un moment à la lueur des torches, puis s’évanouissaient dans
l’ombre comme les fantômes d’un rêve.
Au-dessous de ces bandelettes de fresques, des lignes
d’hiéroglyphes, disposées en hauteur comme l’écriture chinoise et
séparées par des raies creusées, offraient à la sagacité le mystère
sacré de leur énigme.
Le long des parois que ne couvraient pas les signes hiératiques,
un chacal couché sur le ventre, les pattes allongées, les oreilles
dressées, et une figure agenouillée, coiffée de la mitre, la main
étendue sur un cercle, paraissaient faire sentinelle à côté d’une
porte dont le linteau était orné de deux cartouches accolés, ayant
pour tenants deux femmes vêtues de pagnes étroits, et déployant
comme une aile leur bras empenné.
« Ah ça ! dit le docteur, reprenant haleine au bas de
l’escalier, voyant que l’excavation plongeait toujours plus avant,
nous allons donc descendre jusqu’au centre de la terre ? La
chaleur augmente tellement que nous ne devons pas être bien loin du
séjour des damnés.
– Sans doute, reprit Lord Evandale, on a suivi la veine du
calcaire qui s’enfonce d’après la loi des ondulations
géologiques. » Un autre passage d’une assez grande déclivité
succéda aux degrés. Les murailles en étaient également couvertes de
peintures où l’on distinguait vaguement une suite de scènes
allégoriques, expliquées sans doute par les hiéroglyphes inscrits
au-dessous en manière de légende. Cette frise régnait tout le long
du passage, et plus bas l’on voyait des figurines en adoration
devant le scarabée sacré et le serpent symbolique colorié
d’azur.
En débouchant du corridor, le fellah qui portait la torche se
rejeta en arrière par un brusque mouvement.
Le chemin s’interrompait subitement, et la bouche d’un puits
bâillait carrée et noire à la surface du sol.
« Il y a un puits, maître, dit le fellah en interpellant
Argyropoulos ; que faut-il faire ? » Le Grec se fit
donner une torche, la secoua pour mieux l’enflammer, et la jeta
dans la gueule sombre du puits, se penchant avec précaution sur
l’orifice.
La torche descendit en tournoyant et en sifflant : bientôt
un coup sourd se fit entendre, suivi d’un pétillement d’étincelles
et d’un flot de fumée ; puis la flamme reprit claire et vive,
et l’ouverture du puits brilla dans l’ombre comme l’œil sanglant
d’un cyclope.
« On n’est pas plus ingénieux, dit le jeune lord ; ces
labyrinthes entrecoupés d’oubliettes auraient dû calmer le zèle des
voleurs et des savants.
– Il n’en est rien cependant, répondit le docteur ;
les uns cherchent l’or, les autres la vérité, les deux choses les
plus précieuses du monde.
– Apportez la corde à nœuds, cria Argyropoulos à ses
Arabes ; nous allons explorer et sonder les parois du puits,
car l’excavation doit se prolonger bien au-delà. » Huit ou dix
hommes, pour faire contrepoids, s’attelèrent à une extrémité de la
corde, dont on laissa l’autre bout plonger dans le puits.
Avec l’agilité d’un singe ou d’un gymnaste de profession,
Argyropoulos se suspendit au cordeau flottant et se laissa couler à
une quinzaine de pieds environ, se tenant des mains aux nœuds et
battant les parois du puits des talons.
Le roc ausculté rendit partout un son mat et plein ; alors
Argyropoulos se laissa couler au fond du puits, frappant le sol du
pommeau de son kandjar, mais la roche compacte ne résonnait
pas.
Evandale et Rumphius, enfiévrés par une curiosité anxieuse, se
penchaient sur le bord du puits, au risque de s’y précipiter la
tête la première, et suivaient avec un intérêt passionné les
recherches du Grec.
« Tenez ferme là-haut », cria enfin le Grec, lassé de
l’inutilité de sa perquisition, et il empoigna la corde à deux
mains pour remonter.
L’ombre d’Argyropoulos, éclairé en dessous par la torche qui
continuait à brûler au fond du puits, se projetait au plafond et y
dessinait comme la silhouette d’un oiseau difforme.
La figure basanée du Grec exprimait un vif désappointement, et
il se mordait la lèvre sous sa moustache.
« Pas l’apparence du moindre passage ! s’écria-t-il,
et pourtant l’excavation ne saurait s’arrêter là.
– A moins pourtant, dit Rumphius, que l’Égyptien qui
s’était commandé ce tombeau ne soit mort dans quelque morne
lointain, en voyage ou en guerre, et qu’on n’ait abandonné les
travaux, ce qui n’est pas sans exemple.
– Espérons qu’à force de chercher nous rencontrerons
quelque issue sécrète, continua Lord Evandale : sinon, nous
essaierons de pousser une galerie transversale à travers la
montagne.
– Ces damnés Égyptiens étaient si rusés pour cacher
l’entrée de leurs terriers funèbres ! ils ne savaient que
s’imaginer afin de désorienter le pauvre monde, et on dirait qu’ils
riaient par avance de la mine décontenancée des fouilleurs »,
marmottait Argyropoulos.
S’avançant sur le bord du gouffre, le Grec sonda de son regard
perçant comme celui d’un oiseau nocturne les murs de la petite
chambre qui formait la partie supérieure du puits.
Il ne vit rien que les personnages ordinaires de la
psychostasie, le juge Osiris assis sur son trône, dans la pose
consacrée, tenant le pedum d’une main et le fouet de l’autre, et
les déesses de la Justice et de la Vérité amenant l’esprit du
défunt devant le tribunal de l’Amenti.
Tout à coup il parut illuminé d’une idée subite et fit
volte-face : sa vieille expérience d’entrepreneur de fouilles
lui rappela un cas à peu près semblable, et d’ailleurs le désir de
gagner les mille guinées du lord surexcitait ses facultés ; il
prit un pic des mains d’un fellah et se mit, en rétrogradant, à
heurter rudement à droite et à gauche les surfaces du rocher, au
risque de marteler quelques hiéroglyphes et de casser le bec ou
l’élytre d’un épervier ou d’un scarabée sacré.
Le mur interrogé finit par répondre aux questions du marteau et
sonna creux.
Une exclamation de triomphe s’échappa de la poitrine du Grec et
son œil étincela.
Le savant et le lord battirent des mains.
« Piochez là », dit à ses hommes Argyropoulos qui
avait repris son sang-froid.
On eut bientôt pratiqué une brèche suffisante pour laisser
passer un homme. Une galerie, qui contournait dans l’intérieur de
la montagne l’obstacle du puits opposé aux profanateurs, conduisait
à une salle carrée dont le plafond bleu posait sur quatre piliers
massifs enluminés de ces figures à peau rouge et à pagne blanc, qui
présentent si souvent dans les fresques égyptiennes leur buste de
face et leur tête de profil.
Cette salle débouchait dans une autre un peu plus haute de
plafond et soutenue seulement par deux piliers. Des scènes variées,
la bari mystique, le taureau Apis emportant la momie vers les
régions de l’Occident, le jugement de l’âme et le pesage des
actions du mort dans la balance suprême, les offrandes faites aux
divinités funéraires ornaient les piliers et la salle.
Toutes ces figurations étaient tracées en bas-relief méplat dans
un trait fermement creusé, mais le pinceau du peintre n’avait pas
achevé et complété l’œuvre du ciseau. Au soin et à la délicatesse
du travail, on pouvait juger de l’importance du personnage dont on
avait cherché à dérober le tombeau à la connaissance des
hommes.
Après quelques minutes données à l’examen de ces incises,
dessinées avec toute la pureté du beau style égyptien à son époque
classique, on s’aperçut que la salle n’avait pas d’issue et qu’on
avait abouti à une sorte de caecum. L’air se raréfiait ; les
torches brûlaient avec peine dans une atmosphère dont elles
augmentaient encore la chaleur, et leurs fumées se remployaient en
nuages ; le Grec se donnait à tous les diables, comme si le
cadeau n’était pas fait et accepté depuis longtemps : mais
cela ne remédiait à rien. On sonda de nouveau les murs sans aucun
résultat ; la montagne, pleine, épaisse, compacte, ne rendait
partout qu’un son mat : aucune apparence de porte, de couloir
ou d’ouverture quelconque !
Le lord était visiblement découragé, et le savant laissait
pendre flasquement ses bras maigres le long de son corps.
Argyropoulos, qui craignait pour ses vingt-cinq mille francs,
manifestait le désespoir le plus farouche. Cependant il fallait
rétrograder, car la chaleur devenait véritablement étouffante.
La troupe repassa dans la première salle, et là, le Grec, qui ne
pouvait se résigner à voir s’en aller en fumée son rêve d’or,
examina avec la plus minutieuse attention le fût des piliers pour
s’assurer s’ils ne cachaient pas quelque artifice, s’ils ne
masquaient pas quelque trappe qu’on découvrirait en les
déplaçant : car, dans son désespoir, il mêlait la réalité de
l’architecture égyptienne aux chimériques bâtisses des contes
arabes.
Les piliers, pris dans la masse même de la montagne, au milieu
de la salle évidée, ne faisaient qu’un avec elle, et il aurait
fallu employer la mine pour les ébranler.
Tout espoir était perdu !
« Cependant, dit Rumphius on ne s’est pas amusé à creuser
ce dédale pour rien. Il doit y avoir quelque part un passage pareil
à celui qui contourne le puits. Sans doute le défunt a peur d’être
dérangé par les importuns, et il se fait celer ; mais avec de
l’insistance on entre partout. Peut-être une dalle habilement
dissimulée, et dont la poudre répandue sur le sol empêche de voir
le joint, recouvre-t-elle une descente qui mène, directement ou
indirectement, à la salle funèbre.
– Vous avez raison, cher docteur, fit Evandale ; ces
damnés Égyptiens joignent les pierres comme les charnières d’une
trappe anglaise : cherchons encore. » L’idée du savant
avait paru judicieuse au Grec, qui se promena et fit se promener
ses fellahs en frappant du talon dans tous les coins et recoins de
la salle.
Enfin, non loin du troisième pilier, une sourde résonance attira
l’oreille exercée du Grec, qui se précipita à genoux pour examiner
la place, balayant avec la guenille de burnous qu’un de ses Arabes
lui avait jetée l’impalpable poussière tamisée par trente-cinq
siècles dans l’ombre et le silence ; une ligne noire, mince et
nette comme le trait tracé à la règle sur un plan d’architecte, se
dessina, et, suivie minutieusement, découpa sur le sol une dalle de
forme oblongue.
« Je vous le disais bien, moi, s’écria le savant
enthousiasmé, que le souterrain ne pouvait se terminer
ainsi !
– Je me fais vraiment conscience, dit Lord Evandale avec
son bizarre flegme britannique, de troubler dans son dernier
sommeil ce pauvre corps inconnu qui comptait si bien reposer en
paix jusqu’à la consommation des siècles. L’hôte de cette demeure
se passerait bien de notre visite.
– D’autant plus que la tierce personne manque pour la
régularité de la présentation, répondit le docteur ; mais
rassurez-vous, milord : j’ai assez vécu du temps des Pharaons
pour vous introduire auprès du personnage illustre, habitant de ce
palais souterrain. » Des pinces furent glissées dans l’étroite
fissure, et après quelques pesées la dalle s’ébranla et se
souleva.
Un escalier aux marches hautes et roides s’enfonçant dans
l’ombre s’offrit aux pieds impatients des voyageurs, qui s’y
engouffrèrent pêle-mêle. Une galerie en pente, coloriée sur ses
deux faces de figures et d’hiéroglyphes, succéda aux marches ;
quelques degrés se présentèrent encore au bout de la galerie,
menant à un corridor de peu d’étendue, espèce de vestibule d’une
salle de même style que la première, mais plus grande et soutenue
par six piliers pris dans la masse de la montagne. L’ornementation
en était plus riche, et les motifs ordinaires des peintures
funèbres s’y multipliaient sur un fond de couleur jaune.
A droite et à gauche s’ouvraient dans le roc deux petites
cryptes ou chambres remplies de figurines funéraires en terre
émaillée, en bronze et en bois de sycomore.
« Nous voici dans l’antichambre de la salle où doit se
trouver le sarcophage ! s’écria Rumphius, laissant voir
au-dessous de ses lunettes, qu’il avait relevées sur son front, ses
yeux gris clair étincelants de joie.
– Jusqu’à présent, dit Evandale, le Grec a tenu sa
promesse : nous sommes bien les premiers vivants qui aient
pénétré ici depuis que dans cette tombe le mort, quel qu’il soit, a
été abandonné à l’éternité et à l’inconnu.
– Oh ! ce doit être un puissant personnage, répondit
le docteur, un roi, un fils de roi tout au moins ; je vous le
dirai plus tard, lorsque j’aurai déchiffré son cartouche ;
mais pénétrons d’abord dans cette salle, la plus belle, la plus
importante, et que les Égyptiens désignaient sous le nom de Salle
dorée. » Lord Evandale marchait le premier, précédant de
quelques pas le savant moins agile, ou qui peut-être voulait
laisser par déférence la virginité de la découverte au jeune
lord.
Au moment de franchir le seuil, le lord se pencha comme si
quelque chose d’inattendu avait frappé son regard.
Bien qu’habitué à ne pas manifester ses émotions, car rien n’est
plus contraire aux règles du haut dandysme que de se reconnaître,
par la surprise ou l’admiration, inférieur à quelque chose, le
jeune seigneur ne put retenir un oh ! prolongé, et modulé de
la façon la plus britannique.
Voici ce qui avait extirpé une exclamation au plus parfait
gentleman des trois royaumes unis.
Sur la fine poudre grise qui sablait le sol se dessinait très
nettement, avec l’empreinte de l’orteil, des quatre doigts et du
calcanéum, la forme d’un pied humain ; le pied du dernier
prêtre ou du dernier ami qui s’était retiré, quinze cents ans avant
Jésus-Christ, après avoir rendu au mort les honneurs suprêmes.
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