Par une particularité de ces climats où l’atmosphère, entièrement privée d’humidité, reste d’une transparence parfaite, la perspective aérienne n’existait pas pour ce théâtre de désolation ; tous les détails nets, précis, arides se dessinaient, même aux derniers plans, avec une impitoyable sécheresse, et leur éloignement ne se devinait qu’à la petitesse de leur dimension, comme si la nature cruelle n’eût voulu cacher aucune misère, aucune tristesse de cette terre décharnée, plus morte encore que les morts qu’elle renfermait.

Sur la paroi éclairée ruisselait en cascade de feu une lumière aveuglante comme celle qui émane des métaux en fusion. Chaque plan de roche, métamorphosé en miroir ardent, la renvoyait plus brûlante encore. Ces réverbérations croisées, jointes aux rayons cuisants qui tombaient du ciel et que le sol répercutait, développaient une chaleur égale à celle d’un four, et le pauvre docteur allemand ne pouvait suffire à éponger l’eau de sa figure avec son mouchoir à carreaux bleus, trempé comme s’il eût été plongé dans l’eau.

L’on n’eût pas trouvé dans toute la vallée une pincée de terre végétale ; aussi pas un brin d’herbe, pas une ronce, pas une liane, pas même une plaque de mousse ne venait interrompre le ton uniformément blanchâtre de ce paysage torréfié. Les fentes et les anfractuosités de ces roches n’avaient pas assez de fraîcheur pour que la moindre plante pariétaire pût y suspendre sa mince racine chevelue. On eût dit les tas des cendres restés sur glace d’une chaîne de montagnes brûlée au temps des catastrophes cosmiques dans un grand incendie planétaire : pour compléter l’exactitude de la comparaison, de larges zébrures noires, pareilles à des cicatrices de cautérisation, rayaient le flanc crayeux des escarpements.

Un silence absolu régnait sur cette dévastation ; aucun frémissement de vie ne le troublait, ni palpitation d’aile, ni bourdonnement d’insecte, ni fuite de lézard ou de reptile ; la cigale même, cette amie des solitudes embrasées, n’y faisait pas résonner sa grêle cymbale.

Une poussière micacée, brillante, pareille à du grés broyé, formait le sol, et de loin en loin s’arrondissaient des monticules provenant des éclats de pierre arrachés aux profondeurs de la chaîne excavée par le pic opiniâtre des générations disparues et le ciseau des ouvriers troglodytes préparant dans l’ombre la demeure éternelle des morts. Les entrailles émiettées de la montagne avaient produit d’autres montagnes, amoncellement friable de petits fragments de roc, qu’on eût pu prendre pour une chaîne naturelle.

Dans les flancs du rocher s’ouvraient ça et là des bouches noires entourées de blocs de pierre en désordre, des trous carrés flanqués de piliers historiés d’hiéroglyphes, et dont les linteaux portaient des cartouches mystérieux où se distinguaient dans un grand disque jaune le scarabée sacré, le soleil à tête de bélier, et les déesses Isis et Nephtys agenouillées ou debout.

C’étaient les tombeaux des anciens rois de Thèbes ; mais Argyropoulos ne s’y arrêta pas, et conduisit ses voyageurs par une espèce de rampe qui ne semblait d’abord qu’une écorchure au flanc de la montagne, et qu’interrompaient plusieurs fois des masses éboulées, à une sorte d’étroit plateau, de corniche en saillie sur la paroi verticale, où les rochers, en apparence groupés au hasard, avaient pourtant, en y regardant bien, une espèce de symétrie.

Lorsque le lord, rompu à toutes les prouesses de la gymnastique, et le savant, beaucoup moins agile, furent parvenus à se hisser auprès de lui, Argyropoulos désigna de sa badine une énorme pierre, et dit d’un air de satisfaction triomphale :

« C’est là ! » Argyropoulos frappa dans ses mains à la manière orientale, et aussitôt des fissures du roc, des replis de la vallée accoururent en toute hâte des fellahs hâves et déguenillés, dont les bras couleur de bronze agitaient des leviers, des pics, des marteaux, des échelles et tous les instruments nécessaires ; ils escaladèrent la pente escarpée comme une légion de noires fourmis. Ceux qui ne pouvaient trouver place sur l’étroit plateau occupé déjà par l’entrepreneur de fouilles, Lord Evandale et le docteur Rumphius se retenaient des ongles et s’arc-boutaient des pieds aux rugosités de la roche.

Le Grec fit signe à trois des plus robustes, qui glissèrent leurs leviers sous la plus grosse masse de rocher. Leurs muscles saillaient comme des cordes sur leurs bras maigres, et ils pesaient de tout leur poids au bout de leur barre de fer. Enfin la masse s’ébranla, vacilla quelques instants comme un homme ivre, et, poussée par les efforts réunis d’Argyropoulos, de Lord Evandale, de Rumphius et de quelques Arabes qui étaient parvenus à se jucher sur le plateau, roula en rebondissant le long de la pente. Deux autres blocs de moindre dimension furent successivement écartés, et alors on put juger combien les prévisions du Grec étaient justes.

L’entrée d’un tombeau, qui avait évidemment échappé aux investigations des chercheurs de trésors, apparut dans toute son intégrité.

C’était une sorte de portique creusé carrément dans le roc vif : sur les parois latérales, deux piliers couplés présentaient leurs chapiteaux formés de têtes de vache, dont les cornes se contournaient en croissant isiaque.

Au-dessus de la porte basse, aux jambages flanqués de longs panneaux d’hiéroglyphes, se développait un large cadre emblématique : au centre d’un disque de couleur jaune, se voyait à côté d’un scarabée, signe des renaissances successives, le dieu à tête de bélier, symbole du soleil couchant.

En dehors du disque, Isis et Nephtys, personnifications du commencement et de la fin, se tenaient agenouillées, une jambe repliée sous la cuisse, l’autre relevée à la hauteur du coude selon la posture égyptienne, les bras étendus en avant avec une expression d’étonnement mystérieux, et le corps, serré d’un pagne étroit que sanglait une ceinture dont les bouts retombaient.

Derrière un mur de pierrailles et de briques crues qui céda promptement au pic des travailleurs, on découvrit la dalle de pierre qui formait la porte du monument souterrain.

Sur le cachet d’argile qui la scellait, le docteur allemand, familier avec les hiéroglyphes, n’eut pas de peine à lire la devise du colchyte surveillant des demeures funèbres qui avait à jamais fermé ce tombeau, dont lui seul eût pu retrouver l’emplacement mystérieux sur la carte des sépultures conservée au collège des prêtres.

« Je commence à croire, dit au jeune lord le savant transporté de joie, que nous tenons véritablement la pie au nid, et je retire l’opinion défavorable que j’avais émise sur le compte de ce brave Grec.

– Peut-être nous réjouissons-nous trop tôt, répondit Lord Evandale, et allons-nous éprouver le même désappointement que Belzoni, lorsqu’il crut être entré avant personne dans le tombeau de Menephtha Seti, et trouva, après avoir parcouru un dédale de couloirs, de puits et de chambres, le sarcophage vide sous son couvercle brisé : car les chercheurs de trésors avaient abouti à la tombe royale par un de leurs sondages pratiqués sur un autre point de la montagne.

– Oh ! non, fit le savant ; la chaîne est ici trop épaisse et l’hypogée trop éloigné des autres pour que ces taupes de malheur aient pu, en grattant le roc, prolonger leurs mines JUSQU’ICI. » Pendant cette conversation, les ouvriers, excités par Argyropoulos, attaquaient la grande dalle de pierre qui masquait l’orifice de la syringe. En déchaussant la dalle pour passer dessous leurs leviers, car le lord avait recommandé de ne rien briser, ils mirent à nu parmi le sable une multitude de petites figurines hautes de quelques pouces, en terre émaillée bleue ou verte, d’un travail parfait, mignonnes statuettes funéraires déposées là en offrande par les parents et les amis, comme nous déposons des couronnes de fleurs au seuil de nos chapelles funèbres ; seulement nos fleurs se fanent vite, et après plus de trois mille ans les témoignages de ces antiques douleurs se retrouvent intacts, car l’Égypte ne peut rien faire que d’éternel.

Lorsque la porte de pierre s’écarta, livrant, pour la première fois depuis trente-cinq siècles, passage aux rayons du jour, une bouffée d’air brûlant s’échappa de l’ouverture sombre, comme de la gueule d’une fournaise. Les poumons embrasés de la montagne parurent pousser un soupir de satisfaction par cette bouche si longtemps fermée. La lumière, se hasardant à l’entrée du couloir funèbre, fit briller du plus vif éclat les enluminures des hiéroglyphes entaillés le long des murailles par lignes perpendiculaires et reposant sur une plinthe bleue. Une figure de couleur rougeâtre, à tête d’épervier et coiffée du pschent, soutenait un disque renfermant le globe ailé et semblait veiller au seuil du tombeau, comme un portier de l’éternité.

Quelques fellahs allumèrent des torches et précédèrent les deux voyageurs accompagnés d’Argyropoulos : les flammes résineuses grésillaient avec peine parmi cet air épais, étouffant, concentré pendant tant de milliers d’années sous le calcaire incandescent de la montagne, dans les couloirs, les labyrinthes et les caecums de l’hypogée. Rumphius haletait et ruisselait comme un fleuve ; l’impassible Evandale lui même rougissait et sentait ses tempes se mouiller. Quant au Grec, le vent de feu du désert l’avait desséché depuis longtemps, et il ne transpirait non plus qu’une momie.

Le couloir s’enfonçait directement vers le noyau de la chaîne, suivant un filon de calcaire d’une égalité et d’une pureté parfaites.

Au fond du couloir, une porte de pierre, scellée comme l’autre d’un sceau d’argile, et surmontée du globe aux ailes éployées, témoignait que la sépulture n’avait pas été violée, et indiquait l’existence d’un nouveau corridor plongeant plus avant dans le ventre de la montagne.

La chaleur devenait si intense que le jeune lord se défit de son paletot blanc, et le docteur de son habit noir, que suivirent bientôt leur gilet et leur chemise ; Argyropoulos, voyant leur souffle s’embarrasser, dit quelques mots à l’oreille d’un fellah, qui courut à l’entrée du souterrain et rapporta deux grosses éponges imbibées d’eau fraîche, que les deux voyageurs, d’après le conseil du Grec, se mirent sur la bouche pour respirer un air plus frais à travers les pores humides, comme cela se pratique aux bains russes quand la vapeur est poussée à outrance.

On attaqua la porte, qui céda bientôt.

Un escalier taillé dans le roc vif se présenta avec sa descente rapide.

Sur un fond vert terminé par une ligne bleue se déroulaient, de chaque côté du couloir, des processions de figurines emblématiques aux couleurs aussi fraîches, aussi vives que si le pinceau de l’artiste les eût appliquées la veille ; elles apparaissaient un moment à la lueur des torches, puis s’évanouissaient dans l’ombre comme les fantômes d’un rêve.

Au-dessous de ces bandelettes de fresques, des lignes d’hiéroglyphes, disposées en hauteur comme l’écriture chinoise et séparées par des raies creusées, offraient à la sagacité le mystère sacré de leur énigme.

Le long des parois que ne couvraient pas les signes hiératiques, un chacal couché sur le ventre, les pattes allongées, les oreilles dressées, et une figure agenouillée, coiffée de la mitre, la main étendue sur un cercle, paraissaient faire sentinelle à côté d’une porte dont le linteau était orné de deux cartouches accolés, ayant pour tenants deux femmes vêtues de pagnes étroits, et déployant comme une aile leur bras empenné.

« Ah ça ! dit le docteur, reprenant haleine au bas de l’escalier, voyant que l’excavation plongeait toujours plus avant, nous allons donc descendre jusqu’au centre de la terre ? La chaleur augmente tellement que nous ne devons pas être bien loin du séjour des damnés.

– Sans doute, reprit Lord Evandale, on a suivi la veine du calcaire qui s’enfonce d’après la loi des ondulations géologiques. » Un autre passage d’une assez grande déclivité succéda aux degrés. Les murailles en étaient également couvertes de peintures où l’on distinguait vaguement une suite de scènes allégoriques, expliquées sans doute par les hiéroglyphes inscrits au-dessous en manière de légende. Cette frise régnait tout le long du passage, et plus bas l’on voyait des figurines en adoration devant le scarabée sacré et le serpent symbolique colorié d’azur.

En débouchant du corridor, le fellah qui portait la torche se rejeta en arrière par un brusque mouvement.

Le chemin s’interrompait subitement, et la bouche d’un puits bâillait carrée et noire à la surface du sol.

« Il y a un puits, maître, dit le fellah en interpellant Argyropoulos ; que faut-il faire ? » Le Grec se fit donner une torche, la secoua pour mieux l’enflammer, et la jeta dans la gueule sombre du puits, se penchant avec précaution sur l’orifice.

La torche descendit en tournoyant et en sifflant : bientôt un coup sourd se fit entendre, suivi d’un pétillement d’étincelles et d’un flot de fumée ; puis la flamme reprit claire et vive, et l’ouverture du puits brilla dans l’ombre comme l’œil sanglant d’un cyclope.

« On n’est pas plus ingénieux, dit le jeune lord ; ces labyrinthes entrecoupés d’oubliettes auraient dû calmer le zèle des voleurs et des savants.

– Il n’en est rien cependant, répondit le docteur ; les uns cherchent l’or, les autres la vérité, les deux choses les plus précieuses du monde.

– Apportez la corde à nœuds, cria Argyropoulos à ses Arabes ; nous allons explorer et sonder les parois du puits, car l’excavation doit se prolonger bien au-delà. » Huit ou dix hommes, pour faire contrepoids, s’attelèrent à une extrémité de la corde, dont on laissa l’autre bout plonger dans le puits.

Avec l’agilité d’un singe ou d’un gymnaste de profession, Argyropoulos se suspendit au cordeau flottant et se laissa couler à une quinzaine de pieds environ, se tenant des mains aux nœuds et battant les parois du puits des talons.

Le roc ausculté rendit partout un son mat et plein ; alors Argyropoulos se laissa couler au fond du puits, frappant le sol du pommeau de son kandjar, mais la roche compacte ne résonnait pas.

Evandale et Rumphius, enfiévrés par une curiosité anxieuse, se penchaient sur le bord du puits, au risque de s’y précipiter la tête la première, et suivaient avec un intérêt passionné les recherches du Grec.

« Tenez ferme là-haut », cria enfin le Grec, lassé de l’inutilité de sa perquisition, et il empoigna la corde à deux mains pour remonter.

L’ombre d’Argyropoulos, éclairé en dessous par la torche qui continuait à brûler au fond du puits, se projetait au plafond et y dessinait comme la silhouette d’un oiseau difforme.

La figure basanée du Grec exprimait un vif désappointement, et il se mordait la lèvre sous sa moustache.

« Pas l’apparence du moindre passage ! s’écria-t-il, et pourtant l’excavation ne saurait s’arrêter là.

– A moins pourtant, dit Rumphius, que l’Égyptien qui s’était commandé ce tombeau ne soit mort dans quelque morne lointain, en voyage ou en guerre, et qu’on n’ait abandonné les travaux, ce qui n’est pas sans exemple.

– Espérons qu’à force de chercher nous rencontrerons quelque issue sécrète, continua Lord Evandale : sinon, nous essaierons de pousser une galerie transversale à travers la montagne.

– Ces damnés Égyptiens étaient si rusés pour cacher l’entrée de leurs terriers funèbres ! ils ne savaient que s’imaginer afin de désorienter le pauvre monde, et on dirait qu’ils riaient par avance de la mine décontenancée des fouilleurs », marmottait Argyropoulos.

S’avançant sur le bord du gouffre, le Grec sonda de son regard perçant comme celui d’un oiseau nocturne les murs de la petite chambre qui formait la partie supérieure du puits.

Il ne vit rien que les personnages ordinaires de la psychostasie, le juge Osiris assis sur son trône, dans la pose consacrée, tenant le pedum d’une main et le fouet de l’autre, et les déesses de la Justice et de la Vérité amenant l’esprit du défunt devant le tribunal de l’Amenti.

Tout à coup il parut illuminé d’une idée subite et fit volte-face : sa vieille expérience d’entrepreneur de fouilles lui rappela un cas à peu près semblable, et d’ailleurs le désir de gagner les mille guinées du lord surexcitait ses facultés ; il prit un pic des mains d’un fellah et se mit, en rétrogradant, à heurter rudement à droite et à gauche les surfaces du rocher, au risque de marteler quelques hiéroglyphes et de casser le bec ou l’élytre d’un épervier ou d’un scarabée sacré.

Le mur interrogé finit par répondre aux questions du marteau et sonna creux.

Une exclamation de triomphe s’échappa de la poitrine du Grec et son œil étincela.

Le savant et le lord battirent des mains.

« Piochez là », dit à ses hommes Argyropoulos qui avait repris son sang-froid.

On eut bientôt pratiqué une brèche suffisante pour laisser passer un homme. Une galerie, qui contournait dans l’intérieur de la montagne l’obstacle du puits opposé aux profanateurs, conduisait à une salle carrée dont le plafond bleu posait sur quatre piliers massifs enluminés de ces figures à peau rouge et à pagne blanc, qui présentent si souvent dans les fresques égyptiennes leur buste de face et leur tête de profil.

Cette salle débouchait dans une autre un peu plus haute de plafond et soutenue seulement par deux piliers. Des scènes variées, la bari mystique, le taureau Apis emportant la momie vers les régions de l’Occident, le jugement de l’âme et le pesage des actions du mort dans la balance suprême, les offrandes faites aux divinités funéraires ornaient les piliers et la salle.

Toutes ces figurations étaient tracées en bas-relief méplat dans un trait fermement creusé, mais le pinceau du peintre n’avait pas achevé et complété l’œuvre du ciseau. Au soin et à la délicatesse du travail, on pouvait juger de l’importance du personnage dont on avait cherché à dérober le tombeau à la connaissance des hommes.

Après quelques minutes données à l’examen de ces incises, dessinées avec toute la pureté du beau style égyptien à son époque classique, on s’aperçut que la salle n’avait pas d’issue et qu’on avait abouti à une sorte de caecum. L’air se raréfiait ; les torches brûlaient avec peine dans une atmosphère dont elles augmentaient encore la chaleur, et leurs fumées se remployaient en nuages ; le Grec se donnait à tous les diables, comme si le cadeau n’était pas fait et accepté depuis longtemps : mais cela ne remédiait à rien. On sonda de nouveau les murs sans aucun résultat ; la montagne, pleine, épaisse, compacte, ne rendait partout qu’un son mat : aucune apparence de porte, de couloir ou d’ouverture quelconque !

Le lord était visiblement découragé, et le savant laissait pendre flasquement ses bras maigres le long de son corps.

Argyropoulos, qui craignait pour ses vingt-cinq mille francs, manifestait le désespoir le plus farouche. Cependant il fallait rétrograder, car la chaleur devenait véritablement étouffante.

La troupe repassa dans la première salle, et là, le Grec, qui ne pouvait se résigner à voir s’en aller en fumée son rêve d’or, examina avec la plus minutieuse attention le fût des piliers pour s’assurer s’ils ne cachaient pas quelque artifice, s’ils ne masquaient pas quelque trappe qu’on découvrirait en les déplaçant : car, dans son désespoir, il mêlait la réalité de l’architecture égyptienne aux chimériques bâtisses des contes arabes.

Les piliers, pris dans la masse même de la montagne, au milieu de la salle évidée, ne faisaient qu’un avec elle, et il aurait fallu employer la mine pour les ébranler.

Tout espoir était perdu !

« Cependant, dit Rumphius on ne s’est pas amusé à creuser ce dédale pour rien. Il doit y avoir quelque part un passage pareil à celui qui contourne le puits. Sans doute le défunt a peur d’être dérangé par les importuns, et il se fait celer ; mais avec de l’insistance on entre partout. Peut-être une dalle habilement dissimulée, et dont la poudre répandue sur le sol empêche de voir le joint, recouvre-t-elle une descente qui mène, directement ou indirectement, à la salle funèbre.

– Vous avez raison, cher docteur, fit Evandale ; ces damnés Égyptiens joignent les pierres comme les charnières d’une trappe anglaise : cherchons encore. » L’idée du savant avait paru judicieuse au Grec, qui se promena et fit se promener ses fellahs en frappant du talon dans tous les coins et recoins de la salle.

Enfin, non loin du troisième pilier, une sourde résonance attira l’oreille exercée du Grec, qui se précipita à genoux pour examiner la place, balayant avec la guenille de burnous qu’un de ses Arabes lui avait jetée l’impalpable poussière tamisée par trente-cinq siècles dans l’ombre et le silence ; une ligne noire, mince et nette comme le trait tracé à la règle sur un plan d’architecte, se dessina, et, suivie minutieusement, découpa sur le sol une dalle de forme oblongue.

« Je vous le disais bien, moi, s’écria le savant enthousiasmé, que le souterrain ne pouvait se terminer ainsi !

– Je me fais vraiment conscience, dit Lord Evandale avec son bizarre flegme britannique, de troubler dans son dernier sommeil ce pauvre corps inconnu qui comptait si bien reposer en paix jusqu’à la consommation des siècles. L’hôte de cette demeure se passerait bien de notre visite.

– D’autant plus que la tierce personne manque pour la régularité de la présentation, répondit le docteur ; mais rassurez-vous, milord : j’ai assez vécu du temps des Pharaons pour vous introduire auprès du personnage illustre, habitant de ce palais souterrain. » Des pinces furent glissées dans l’étroite fissure, et après quelques pesées la dalle s’ébranla et se souleva.

Un escalier aux marches hautes et roides s’enfonçant dans l’ombre s’offrit aux pieds impatients des voyageurs, qui s’y engouffrèrent pêle-mêle. Une galerie en pente, coloriée sur ses deux faces de figures et d’hiéroglyphes, succéda aux marches ; quelques degrés se présentèrent encore au bout de la galerie, menant à un corridor de peu d’étendue, espèce de vestibule d’une salle de même style que la première, mais plus grande et soutenue par six piliers pris dans la masse de la montagne. L’ornementation en était plus riche, et les motifs ordinaires des peintures funèbres s’y multipliaient sur un fond de couleur jaune.

A droite et à gauche s’ouvraient dans le roc deux petites cryptes ou chambres remplies de figurines funéraires en terre émaillée, en bronze et en bois de sycomore.

« Nous voici dans l’antichambre de la salle où doit se trouver le sarcophage ! s’écria Rumphius, laissant voir au-dessous de ses lunettes, qu’il avait relevées sur son front, ses yeux gris clair étincelants de joie.

– Jusqu’à présent, dit Evandale, le Grec a tenu sa promesse : nous sommes bien les premiers vivants qui aient pénétré ici depuis que dans cette tombe le mort, quel qu’il soit, a été abandonné à l’éternité et à l’inconnu.

– Oh ! ce doit être un puissant personnage, répondit le docteur, un roi, un fils de roi tout au moins ; je vous le dirai plus tard, lorsque j’aurai déchiffré son cartouche ; mais pénétrons d’abord dans cette salle, la plus belle, la plus importante, et que les Égyptiens désignaient sous le nom de Salle dorée. » Lord Evandale marchait le premier, précédant de quelques pas le savant moins agile, ou qui peut-être voulait laisser par déférence la virginité de la découverte au jeune lord.

Au moment de franchir le seuil, le lord se pencha comme si quelque chose d’inattendu avait frappé son regard.

Bien qu’habitué à ne pas manifester ses émotions, car rien n’est plus contraire aux règles du haut dandysme que de se reconnaître, par la surprise ou l’admiration, inférieur à quelque chose, le jeune seigneur ne put retenir un oh ! prolongé, et modulé de la façon la plus britannique.

Voici ce qui avait extirpé une exclamation au plus parfait gentleman des trois royaumes unis.

Sur la fine poudre grise qui sablait le sol se dessinait très nettement, avec l’empreinte de l’orteil, des quatre doigts et du calcanéum, la forme d’un pied humain ; le pied du dernier prêtre ou du dernier ami qui s’était retiré, quinze cents ans avant Jésus-Christ, après avoir rendu au mort les honneurs suprêmes.