La
poussière, aussi éternelle en Égypte que le granit, avait moulé ce
pas et le gardait depuis plus de trente siècles, comme les boues
diluviennes durcies conservent la trace des pieds d’animaux qui la
pétrirent.
« Voyez, dit Evandale à Rumphius, cette empreinte humaine
dont la pointe se dirige vers la sortie de l’hypogée.
Dans quelle syringe de la chaîne libyque repose pétrifié de
bitume le corps qui l’a produite ?
– Qui sait ? répondit le savant : en tout cas,
cette trace légère, qu’un souffle eût balayée, a duré plus
longtemps que des civilisations, que des empires, que les religions
mêmes et que les monuments que l’on croyait éternels : la
poussière d’Alexandre lute peut-être la bonde d’un tonneau de
bière, selon la réflexion d’Hamlet, et le pas de cet Égyptien
inconnu subsiste au seuil d’un tombeau ! » Poussés par la
curiosité qui ne leur permettait pas de longues réflexions, le lord
et le docteur pénétrèrent dans la salle, prenant garde toutefois
d’effacer la miraculeuse empreinte.
En y entrant, l’impassible Evandale éprouva une impression
singulière.
Il lui sembla, d’après l’expression de Shakespeare, que
« la roue du temps était sortie de son ornière » :
la notion de la vie moderne s’effaça chez lui. Il oublia et la
Grande-Bretagne, et son nom inscrit sur le livre d’or de la
noblesse, et ses châteaux du LincoInshire, et ses hôtels du
West-End, et Hyde-Park, et Piccadilly, et les drawing-rooms de la
reine, et le club des Yachts, et tout ce qui constituait son
existence anglaise. Une main invisible avait retourné le sablier de
l’éternité, et les siècles, tombés grain à grain comme des heures
dans la solitude et la nuit, recommençaient leur chute.
L’histoire était comme non avenue : Moïse vivait, Pharaon
régnait, et lui, Lord Evandale, se sentait embarrassé de ne pas
avoir la coiffe à barbes cannelées, le gorgerin d’émaux, et le
pagne étroit bridant sur les hanches, seul costume convenable pour
se présenter à une momie royale. Une sorte d’horreur religieuse
l’envahissait, quoique le lieu n’eût rien de sinistre, en violant
ce palais de la Mort défendu avec tant de soin contre les
profanateurs. La tentative lui paraissait impie et sacrilège, et il
se dit : « Si le Pharaon allait se relever sur sa couche
et me frapper de son sceptre ! » Un instant il eut l’idée
de laisser retomber le linceul, soulevé à demi, sur le cadavre de
cette antique civilisation morte ; mais le docteur, dominé par
son enthousiasme scientifique, ne faisait pas ces réflexions, et il
s’écriait d’une voix éclatante :
« Milord, milord, le sarcophage est intact ! »
Cette phrase rappela Lord Evandale au sentiment de la réalité. Par
une électrique projection de pensée, il franchit les trois mille
cinq cents ans que sa rêverie avait remontés, et il
répondit :
« En vérité, cher docteur, intact ?
– Bonheur inouï ! chance merveilleuse !
trouvaille inappréciable ! » continua le docteur dans
l’expansion de sa joie d’érudit.
Argyropoulos, voyant l’enthousiasme du docteur, eut un remords,
le seul qu’il pût éprouver du reste, le remords de n’avoir demandé
que vingt-cinq mille francs. « J’ai été naïf, se dit-il à
lui-même ; cela ne m’arrivera plus ; ce milord m’a
volé. » Et il se promit bien de se corriger à l’avenir.
Pour faire jouir les étrangers de la beauté du coup d’œil, les
fellahs avaient allumé toutes leurs torches. Le spectacle était en
effet étrange et magnifique ! Les galeries et les salles qui
conduisent à la salle du sarcophage ont des plafonds plats et ne
dépassent pas une hauteur de huit ou dix pieds ; mais le
sanctuaire où aboutissent ces dédales a de tout autres proportions.
Lord Evandale et Rumphius restèrent stupéfiés d’admiration,
quoiqu’ils fussent déjà familiarisés avec les splendeurs funèbres
de l’art égyptien.
Illuminée ainsi, la salle dorée flamboya, et, pour la première
fois peut-être, les couleurs de ses peintures éclatèrent dans tout
leur jour. Des rouges, des bleus, des verts, des blancs, d’un éclat
neuf, d’une fraîcheur virginale, d’une pureté inouïe, se
détachaient de l’espace de vernis d’or qui servait de fond aux
figures et aux hiéroglyphes, et saisissaient les yeux avant qu’on
eût pu discerner les sujets que composait leur assemblage.
Au premier abord, on eût dit une immense tapisserie de l’étoffe
la plus riche ; la voûte, haute de trente pieds, présentait
une sorte de velarium d’azur, bordé de longues palmettes
jaunes.
Sur les parois des murs, le globe symbolique ouvrait son
envergure démesurée, et les cartouches royaux inscrivaient leur
contour. Plus loin, Isis et Nephtys secouaient leurs bras frangés
de plumes comme des ailerons. Les uraeus gonflaient leurs gorges
bleues, les scarabées essayaient de déployer leurs élytres, les
dieux à têtes d’animaux dressaient leurs oreilles de chacal,
aiguisaient leur bec d’épervier, ridaient leur museau de
cynocéphale, rentraient dans leurs épaules leur cou de vautour ou
de serpent comme s’ils eussent été doués de vie. Des bans mystiques
passaient sur leurs traîneaux, tirées par des figures aux poses
compassées, au geste anguleux, ou flottaient sur des eaux ondulées
symétriquement, conduites par des rameurs demi-nus. Des pleureuses,
agenouillées et la main placée en signe de deuil sur leur chevelure
bleue, se retournaient vers les catafalques, tandis que des prêtres
à tête rase, une peau de léopard sur l’épaule, brûlaient les
parfums sous le nez des morts divinisés, au bout d’une spatule
terminée par une main soutenant une petite coupe. D’autres
personnages offraient aux génies funéraires des lotus en fleur ou
en bouton, des plantes bulbeuses, des volatiles, des quartiers
d’antilope et des buires de liqueurs. Des Justices acéphales
amenaient des âmes devant des Osiris aux bras pris dans un contour
inflexible, comme dans une camisole de force, qu’assistaient les
quarante-deux juges de l’Amenti accroupis sur deux files et portant
sur leurs têtes empruntées à tous les règnes de la zoologie une
plume d’autruche en équilibre.
Toutes ces figurations, cernées d’un trait creusé dans le
calcaire et bariolées des couleurs les plus vives, avaient cette
vie immobile, ce mouvement figé, cette intensité mystérieuse de
l’art égyptien, contrarié par la règle sacerdotale, et qui
ressemble à un homme bâillonné tâchant de faire comprendre son
secret.
Au milieu de la salle se dressait massif et grandiose le
sarcophage creusé dans un énorme bloc de basalte noir que fermait
un couvercle de même matière, taillé en dos d’âne.
Les quatre faces du monolithe funèbre étaient couvertes de
personnages et d’hiéroglyphes aussi précieusement gravés que
l’intaille d’une bague en pierre fine, quoique les Égyptiens ne
connussent pas le fer et que le basalte ait un grain réfractaire à
émousser les aciers les plus durs. L’imagination se perd à rêver le
procédé par lequel ce peuple merveilleux écrivait sur le porphyre
et le granit, comme avec une pointe sur des tablettes de cire.
Aux angles du sarcophage étaient posés quatre vases d’albâtre
oriental du galbe le plus élégant et le plus pur, dont les
couvercles sculptés représentaient la tête d’homme d’Amset, la tête
de cynocéphale d’Hapi, la tête de chacal de Soumaoutf, la tête
d’épervier de Kebsbnif : c’étaient les vases contenant les
viscères de la momie enfermée dans le sarcophage. A la tête du
tombeau, une effigie d’osiris, la barbe nattée, semblait veiller
sur le sommeil du mort. Deux statues de femme coloriées se
dressaient à droite et à gauche de la tombe, soutenant d’une main
sur leur tête une boîte carrée, et de l’autre, appuyé à leur flanc,
un vase à libations.
L’une était vêtue d’un simple jupon blanc collant sur les
hanches et suspendu par des bretelles croisées ; l’autre, plus
richement habillée, s’emboîtait dans une espèce de fourreau étroit
papelonné d’écailles successivement rouges et vertes.
A côté de la première, l’on voyait trois jarres primitivement
remplies d’eau du Nil, qui en s’évaporant n’avait laissé que son
limon, et un plat contenant une pâte alimentaire desséchée.
A côté de la seconde, deux petits navires, pareils à ces modèles
de vaisseaux qu’on fabrique dans les ports de mer, rappelaient avec
exactitude, celui-ci, les moindres détails des barques destinées à
transporter les corps de Diospolis aux Memnonia ; celui-là, la
nef symbolique qui fait passer l’âme aux régions de l’Occident.
Rien n’était oublié, ni les mâts, ni le gouvernail, composé d’un
long aviron, ni le pilote, ni les rameurs, ni la momie entourée de
pleureuses et couchée sous le naos, sur un lit à pattes de lion, ni
les figures allégoriques des divinités funèbres accomplissant leurs
fonctions sacrées. Barques et personnages étaient peints de
couleurs vives, et sur les deux joues de la proue relevée en bec
comme la poupe, s’ouvrait le grand œil osirien allongé
d’antimoine ; un bucrane et des ossements de bœuf semés ça et
là témoignaient qu’une victime avait été immolée pour assumer les
mauvaises chances qui eussent pu troubler le repos du mort.
Des coffrets peints et chamarrés d’hiéroglyphes étaient placés
sur le tombeau ; des tables de roseau soutenaient encore les
offrandes funèbres ; rien n’avait été touché dans ce palais de
la Mort, depuis le jour où la momie, avec son cartonnage et ses
deux cercueils, s’était allongée sur sa couche de basalte. Le ver
du sépulcre, qui sait si bien se frayer passage à travers les
bières les mieux fermées, avait lui-même rebroussé chemin, repoussé
par les âcres parfums du bitume et des aromates.
« Faut-il ouvrir le sarcophage ? dit Argyropoulos
après avoir laissé à Lord Evandale et à Rumphius le temps d’admirer
les splendeurs de la salle dorée.
– Certainement, répondit le jeune lord ; mais prenez
garde d’écorner les bords du couvercle en introduisant vos leviers
dans la jointure, car je veux enlever ce tombeau et en faire
présent au British Muséum. » Toute la troupe réunit ses
efforts pour déplacer le monolithe ; des coins de bois furent
enfoncés avec précaution, et, au bout de quelques minutes de
travail, l’énorme pierre se déplaça et glissa sur les tasseaux
préparés pour la recevoir.
Le sarcophage ouvert laissa voir le premier cercueil
hermétiquement fermé. C’était un coffre orné de peintures et de
dorures, représentant une espèce de naos, avec des dessins
symétriques, des losanges, des quadrilles, des palmettes et des
lignes d’hiéroglyphes. On fit sauter le couvercle, et Rumphius, qui
se penchait sur le sarcophage, poussa un cri de surprise lorsqu’il
découvrit le contenu du cercueil : « Une femme ! une
femme ! » s’écria-t-il, ayant reconnu le sexe de la momie
à l’absence de barbe osirienne et à la forme du cartonnage.
Le Grec aussi parut étonné ; sa vieille expérience de
fouineur le mettait à même de comprendre tout ce qu’une pareille
trouvaille avait d’insolite. La vallée de Biban-el-Molouk est le
Saint-Denis de l’ancienne Thèbes, et ne contient que des tombes de
rois. La nécropole des reines est située plus loin, dans une autre
gorge de la montagne. Les tombeaux des reines sont fort simples, et
composés ordinairement de deux ou trois couloirs et d’une ou deux
chambres. Les femmes, en Orient, ont toujours été regardées comme
inférieures à l’homme, même dans la mort. La plupart de ces tombes,
violées à des époques très anciennes, ont servi de réceptacle à des
momies difformes grossièrement embaumées, où se voient encore des
traces de lèpre et d’éléphantiasis. Par quelle singularité, par
quel miracle, par quelle substitution ce cercueil féminin
occupait-il ce sarcophage royal, au milieu de ce palais cryptique,
digne du plus illustre et du plus puissant des Pharaons !
« Ceci dérange, dit le docteur à Lord Evandale, toutes mes
notions et toutes mes théories, et renverse les systèmes les mieux
assis sur les rites funèbres égyptiens, si exactement suivis
pourtant pendant des milliers d’années ! Nous touchons sans
doute à quelque point obscur, à quelque mystère perdu de
l’histoire. Une femme est montée sur le trône des Pharaons et a
gouverné l’Égypte. Elle s’appelait Tahoser, s’il faut en croire des
cartouches gravés sur des martelages d’inscriptions plus
anciennes ; elle a usurpé la tombe comme le trône, ou
peut-être quelque ambitieuse, dont l’histoire n’a pas gardé
souvenir, a renouvelé sa tentative.
– Personne mieux que vous n’est en état de résoudre ce
problème difficile, fit Lord Evandale ; nous allons emporter
cette caisse pleine de secrets dans notre cange, où vous
dépouillerez à votre aise ce document historique, et devinerez sans
doute l’énigme que proposent ces éperviers, ces scarabées, ces
figures à genoux, ces lignes en dents de scie, ces uraeus ailés,
ces mains en spatule que vous lisez aussi couramment que le grand
Champollion. » Les fellahs, dirigés par Argyropoulos,
enlevèrent l’énorme coffre sur leurs épaules, et la momie,
refaisant en sens inverse la promenade funèbre qu’elle avait
accomplie du temps de Moïse, dans une bari peinte et dorée,
précédée d’un long cortège, embarquée sur le sandal qui avait amené
les voyageurs, arriva bientôt à la cange amarrée sur le Nil, et fut
placée dans la cabine assez semblable, tant les formes changent peu
en Égypte, au naos de la barque funéraire.
Argyropoulos, ayant rangé autour de la caisse tous les objets
trouvés près d’elle, se tint debout respectueusement à la porte de
la cabine, et parut attendre.
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