Cette fois il ramenait un petit cochon. Cadi, déchargé, sentant l’écurie, marchait d’un bon pas.
Ainsi qu’il l’avait promis à Pépé qu’il avait rencontré en allant, il s’arrêta une minute pour lui donner le bonjour en repassant par Velrans.
– Tu ne vas pas partir sans trinquer, affirma le chasseur ; ce serait me faire affront.
On attacha un instant Cadi à un anneau scellé dans une pierre de taille de la porte, tandis que Lisée, d’avance, s’excusait de la brièveté de sa visite :
– Tu sais, faut pas que je m’attarde ; c’est le cheval de Philomen, et puis, je ramène un cochon. En cette saison, comme il ne fait pas trop chaud le soir, il ne faut pas se mettre à la nuit et laisser les bêtes prendre froid.
À la nouvelle que Lisée ramenait un goret, Pépé, comme tous les cultivateurs l’eussent fait, manifesta le désir de le voir. Il était lié dans un sac et, de temps à autre, témoignait, en poussant un grognement, de l’ennui de n’être pas libre. On délia la ficelle et il mît sa tête au trou.
– C’est un verrat, prévint Lisée.
– Te l’a-t-on garanti comme étant bien châtré ? s’inquiéta son ami. Tu sais que, quand ils sont mal « affûtés », la viande n’est pas bonne et empoisonne le pissat.
– La Fannie me l’a vendu de confiance, affirma Lisée.
Pépé cependant l’examinait en connaisseur, le tâtant, lui ouvrant la gueule. C’était une jolie petite bête, toute grassouillette, qui avait un museau rose et le poil blond et soyeux.
– Il n’a pas l’air mauvais, conclut-il, il a une bonne bille ; mais tant qu’on les a pas vus bouffer, on ne peut pas s’y fier.
– Oui, confirma Lisée, sa gueule me revenait et je l’ai pris sans trop marchander. Ça fait une bête de plus ; avec mon chien, ma femme, nos trois chats... comptons voir, voyons : Miraut, un ; ma femme, deux ; la Mique, trois ; les deux petits, Mitis et Moute, cinq, et çui-ci, comment que je vais l’appeler ?
– Puisqu’il a une si bonne cafetière, appelle-le Caffot, conseilla Pépé ; c’est le nom qu’on donnait jadis aux lépreux, mais faut pas être trop difficile et c’est assez bon pour un cochon !
– Ça fait donc six bêtes dans la boîte, sans compter les poules ; mais Miraut se charge de les éclaircir.
Là-dessus les deux camarades entrèrent dans la cuisine pour parler chiens, chasses, lièvres, renards, et vider une bouteille de derrière les fagots.
Pépé en était à son vingtième capucin ; il annonça la chose non sans une petite pointe d’orgueil à son confrère en saint Hubert, puis il s’enquit de Miraut.
Lisée en était satisfait, très satisfait ; il narra même avec complaisance ses dernières aventures, en déduisit qu’il serait bon chien de chasse et termina en regrettant que sa rosse de femme ne professât point à son objet les mêmes sentiments que lui, leur rendant à tous deux, au chien comme au maître, la vie aussi dure que possible.
– Ah ! renchérit Pépé, elles sont toutes les mêmes et ne voient que les sous. On serait trop heureux si on pouvait se passer d’elles.
Encore ne se plaignit-il pas trop de la sienne, absente pour l’instant, qui ne devenait vraiment insupportable que les années où la chasse allait mal et durant lesquelles il ne tuait pas de gibier pour doubler au moins le prix du permis.
Lisée, que le bon vin rendait optimiste, affirma d’ailleurs que cette mauvaise humeur de la Guélotte, provoquée peut-être par son absence prolongée le jour de la foire, passerait certainement, qu’au demeurant, il était assez grand pour y mettre bon ordre si ça devenait nécessaire.
Ils se quittèrent après s’être souhaité le bonsoir, et Lisée revint à Longeverne au trot soutenu de Cadi.
Sitôt qu’il fut arrivé, il commença par remiser chez Philomen la voiture et le cheval ; puis, comme il est coutume de le faire quand on vous a rendu gratuitement un tel service, il invita son ami à manger la soupe avec lui et pria sa femme, lorsqu’elle aurait terminé son ouvrage, de venir elle aussi chercher son mari et prendre le café par la même occasion.
Là-dessus, Caffot dans le sac sur son épaule et grognant à plein groin, il se dirigea vers la maison.
– Qu’est-ce que cette grande bringue peut bien foutre chez moi ? ronchonna-t-il, en apercevant, par la fenêtre de la cuisine, la Phémie qui disputaillait avec sa femme. Je gagerais bien qu’il y a encore du Miraut là-dessous.
De fait, le cochon n’était pas encore à terre et il n’avait pas même eu le temps de placer un mot, que l’autre, lui brandissant sous le nez une volaille à demi déplumée dont une cuisse était, paraît-il, rongée, lui beuglait au visage :
– Paye-moi-la, ma poule, une bonne poule que ta sale « murie de viôce » m’a tuée ! Et il m’a « effarfanté » toutes les autres ; il m’en manque encore deux ou trois à l’heure actuelle, et tu me les paieras aussi ! Ah ! tu veux des chiens, tu en veux ! eh bien, paye !
– Minute, calma Lisée, tu es bien sûre que c’est mon chien qui a tué celle-ci ?
– Si je suis sûre, tu en as du toupet ! Mais il y a la femme du maire qui a vu quand il leur courait après, il y a la servante du curé et les filles de chez Tintin qui lavaient la buée et c’est les petits du Ronfou qui lui ont repris à la gueule. Il avait filé dans un buisson, il l’avait déjà à moitié déplumée et il était en train de la manger : la preuve, c’est qu’ils ont eu assez de mal de lui faire lâcher. Tiens, regarde la marque de ses dents. Tu diras peut-être encore que ce n’est pas vrai et que je suis une menteuse et que tous ces gens ont eu la berlue !
– Combien vaut-elle, ta poule ?
– C’était ma meilleure ouveuse : elle faisait un oeuf tous les jours...
– Je ne te demande pas un Libera me ni un De Profundis, je te demande combien tu veux de ta poule ?
– Et maintenant qu’ils valent vingt sous la douzaine...
– ... Turellement, je vais te payer tous les oeufs qu’elle t’aurait faits jusqu’à sa mort et les nitées de petits poussins qu’elle aurait pu couver et les enfants de ceux-là jusqu’à la douzième génération. Une poule, nom de Dieu ! c’est une poule. Combien vaut-elle ?
– Quat’ francs ! rugit la vieille fille.
– Une crevure comme ça qui ne pèse pas deux livres ! riposta Lisée. Non, mais, est-ce que tu te foutrais de moi, par hasard ? Elle vaut trente-cinq sous, à peine. Je t’en donne trois francs ou rien.
– C’est malheureux, larmoya la Phémie en empochant les trois pièces. Dire qu’une charogne de chien... mais s’il revient, je lui casserai les reins !
– Avise-t’en, conseilla Lisée, et tu verras s’il se trouve à Rocfontaine un juge de paix pour des queues de prunes.
Dis donc, rappela-t-il à la vieille fille qui s’en allait, emportant sa volaille, mais je l’ai payée ta poule et assez cher, je crois ; j’ai bien le droit de la garder, il me semble. Fais-moi le plaisir de la laisser ici, hein !
– Oh ! comme tu voudras, je voulais l’encrotter.
– Je m’en charge, répliqua le chasseur qui aussitôt commanda à sa femme de la plumer sans délai et de la mettre à la casserole. Ça fera un plat de plus et Philomen en profitera, ajouta-t-il.
La Guélotte, faute de pouvoir se dégonfler, écumait de rage, en oubliant le cochon qui grognait toujours dans son sac. Sans prendre garde à elle, Lisée le reprit sous son bras pour le porter à sa hutte. Il lui versa immédiatement dans l’auge son manger et, après s’être assuré qu’il avait une litière abondante, il revint à la cuisine.
Philomen entrait justement.
– Je pense bien, affirma la Guélotte, d’un ton autoritaire et s’adressant à son mari, que tu ne vas pas garder plus longtemps un vorace comme celui-là qui se met aux poules. Nous n’en avons pas les moyens.
– Il faut voir, atermoya Lisée, je vais d’abord le corriger.
Et, suivi de Philomen, mis au courant de la situation, ils pénétrèrent dans la remise où était attaché le chien.
Le pauvre animal, qui avait été fabuleusement rossé, n’osa même point se lever à l’approche des deux hommes. Craintif, le poil tout hérissé, il battait lentement son fouet, la tête aplatie sur la paille, les regardant d’un oeil rouge et chargé d’angoisse.
Philomen, qui l’examinait attentivement, coupa la parole à Lisée qui allait gronder et tempêter :
– Mais il est vide comme un sifflet, ce chien ! constata-t-il. Il n’a sûrement pas bouffé depuis hier au soir.
– Cré nom de Dieu ! c’est pourtant vrai, jura Lisée à son tour. Ah ! la sacrée vache ! Laisser une bête avoir faim ! Ça n’est pas étonnant qu’il coure les poules s’il n’a rien dans le cornet depuis vingt-quatre heures. Et voilà, c’est la faute du chien ! Attends un peu !
Ils rentrèrent à la cuisine.
– Me dirais-tu bien quelle espèce de soupe le chien a mangée aujourd’hui ?
– De la soupe ; bien sûr que j’y en ai fait !
– Et avec quoi, s’il te plaît ?
– !...
– Je te demande avec quoi, sacrée garce !
– Ah ! et puis est-ce que j’ai eu le temps, moi, j’ai fait au four, j’ai préparé la hutte du cochon, arrangé le ménage, fait le souper...
– Ça va bien, donne-moi le pain ; c’est moi qui vais lui faire à manger, mais si tu prononces un mot au sujet de la poule, c’est à celui-là que tu auras affaire.
Et Lisée désignait du doigt le bout carré de son solide brodequin ferré.
– Si le chien avait eu l’estomac plein, il n’aurait pas eu l’idée de boulotter une poule et je veux t’apprendre, moi, à laisser les bêtes crever de faim !
Sur le conseil motivé de Philomen, Lisée se résolut à enfermer Miraut chaque fois qu’il ne pourrait surveiller efficacement ses faits et gestes, car chez les animaux comme chez les humains, les premiers actes déterminent toujours des habitudes et d’autant plus tyranniques chez les premiers que les sens ont plus de part à leur création.
De même qu’une vache qui a découvert un passage à travers une haie essaiera, chaque fois qu’elle en aura l’occasion, d’y passer à nouveau, de même Miraut ne reverrait pas de lapins sans éprouver le vif désir de les faire encore tourner en rond comme au premier jour, et les poules avec lui n’auraient, elles aussi, qu’à se bien tenir. Les raclées et corrections qu’il avait reçues à ce sujet ne seraient pas suffisantes pour l’empêcher de recommencer, et cela se conçoit aisément, car, à l’idée de lapin et de poule, s’associaient bien plus vivement en lui les idées de plaisir, de jeu, de course, de lutte, de capture et de repas que le souvenir de la rossée subie pour ses méfaits.
1 comment