Elle savait bien que tu viendrais ; ah ! « la chameau ! » C’était pour se débarrasser, et elle ne serait pas fâchée qu’il t’arrive[9] malheur.
Et un peu ennuyé et caressant son chien, tout content au fond de cet attachement et de cette fidélité, le chasseur se demandait s’il ne conduirait pas Miraut jusqu’à Velrans qui était sur sa route. En donnant le bonjour à son ami Pépé, il lui confierait pour la journée son petit chien et il n’aurait qu’à le reprendre au retour.
Pourtant, ayant réfléchi que Pépé pouvait être absent, ou que le chien, se trouvant en milieu inconnu, chercherait sans doute à s’échapper encore, il ne s’arrêta point à cette solution.
– C’est bien embêtant, ça ! ronchonna-t-il. Je peux pourtant pas retourner à Longeverne pour te ramener et laisser en panne ici au milieu la voiture et le « calandau ». Si je rencontrais au moins quelqu’un qui aille au pays !
Ainsi réfléchissant, Lisée avançait toujours dans la direction du moulin de Velrans.
– Ah ! s’exclama-t-il au bout d’un instant : j’ai trouvé, je ne pensais pas que c’est aujourd’hui jeudi, je donnerai deux sous aux gosses du meunier, qui ne vont pas en classe et qui seront tout contents de remmener Miraut chez nous.
Bientôt on arriva devant la maison du moulin, à mi-chemin entre Longeverne et Velrans. Lisée arrêta son cheval, ouvrit la porte sans frapper, salua la compagnie et, pendant qu’on lui apportait un verre pour trinquer, exposa le cas et conclut l’affaire d’emblée. Miraut, solidement attaché, resta là tandis que son maître s’éloignait. Il eut beau japper et pleurer et tirer sur la corde. Ce ne fut qu’au bout d’une bonne heure que les gosses, leurs poches lestées de provisions, le reconduisirent à son logis.
De fait, comme elle partageait en pâtons pour la mettre en vannettes la pâte emplissant sa « maie », la Guélotte qui, très affairée, faisait au four ce matin-là, vit la porte s’ouvrir et deux gamins entrer précipitamment, entraînés par l’élan du jeune chien qu’ils tenaient en laisse.
– Nous ramenons le toutou, expliquèrent-ils. C’est Lisée qu’a passé au moulin et qui nous a dit de vous le reconduire.
– Fermez donc la porte ! cria la Guélotte ; ma pâte va avoir froid et mon pain ne lèvera pas. Encore sa sale charogne qui en sera cause. Ah ! s’il avait au moins pu le suivre et qu’un brave imbécile de voleur l’ait ramassé !
Cependant, les deux enfants, qui s’attendaient à une autre réception et pensaient que la patronne leur offrirait au moins un pain d’épice ou une pomme, dénouaient avec soin leur ficelle et, après avoir caressé le chien, repartaient sans dire au revoir à une femelle aussi rapiate, en faisant claquer la porte.
Miraut, que l’air vif et la course matinale avaient mis en appétit, après s’être assuré que sa gamelle à soupe était bien vide et léchée et reléchée, s’en vint rôder autour des vannettes pleines et tâcher d’insinuer son nez entre l’osier et le grand linceux qui recouvrait la pâte.
– Veux-tu bien fiche ton camp, sale voleur ! s’écria la Guélotte, et, saisissant un raim de coudre, elle en cingla le chien, qui poussa un cri aigu et s’en vint gratter à la porte. La femme aussitôt vint la lui ouvrir tandis que, garé de côté, les jarrets courbés, il ramassait les fesses dans l’espoir d’amortir le coup de pied réglementaire, droit de péage qu’il payait invariablement chaque fois que la patronne était mise dans l’obligation de se déranger pour son service.
Esseulé, il erra autour de la maison.
Il visita le jardin avec soin, chercha le long du mur où il découvrit quelques vieux os que, faute de mieux, il rongea consciencieusement. Il fut tiré de son occupation par le retour de Mique qui rentrait fière dans ses foyers, une souris en travers de la gueule. Il voulut lui prendre son gibier, mais ce n’était pas pour la chatte l’heure de plaisanter et elle le lui fit bien voir en le giflant d’un coup de griffe sec et qui n’admettait ni discussion ni réplique. La chasse, c’est la chasse : il n’y a plus, quand une proie conquise est en jeu, ni race, ni amitié qui tiennent. Miraut le saurait peut-être plus tard ; pour l’heure, désappointé, il s’assit sur son derrière et regarda la rue.
Par peur, par désoeuvrement, par besoin de crier, par rancune aussi peut-être d’avoir été séparé de son maître, rancune qui s’étendait à tous et à toutes, il se mit à aboyer ceux qui passaient : hommes, femmes et même les enfants. Les premiers n’y prenaient point garde, mais les bambins, pas très rassurés, se sauvaient en se retournant pour bien voir qu’ils n’étaient pas suivis. La patronne, s’étant aperçue de ce jeu, sortit en l’invectivant, le fouet à la main, lui jurant qu’elle le rerosserait s’il osait s’aviser encore de japper aux trousses des voisins et de faire peur aux gosses.
Il s’éloigna un peu et fit le tour du fumier où il ne trouva rien ; il continua et passa devant la porte de la Phémie qui brandit son balai en s’élançant de son côté ; ensuite de quoi, comme la patronne n’avait pas l’air de se soucier beaucoup de son estomac, il résolut de chercher sa subsistance de côté et d’autres et de faire d’abord, par le village, une petite tournée alimentaire.
Mais c’était pour lui jour de déveine. Beaucoup de portes étaient fermées ; les gamins, dont les poches étaient bourrées de gros chanteaux de pain dont ils arrachaient de temps à autre une bouchée, se refusèrent, malgré ses caresses et ses amabilités, à lui donner sa petite part lorsque les deux Brenot eurent conté qu’il leur avait jappé aux chausses, l’heure d’avant.
Il fit néanmoins deux ou trois cuisines, lapa quelques gouttes de lait dans les assiettes des chats, but un peu d’eau de son, se fit violemment expulser d’une écurie où il quêtait un peu trop près du nid des poules ; puis, fatigué de sa tournée infructueuse, revint au logis dans le vague espoir que la femme du braconnier lui aurait peut-être trempé sa soupe.
Las ! Il était bien question de pâtée à cette heure. Toutes portes ouvertes, rouge telle une écrevisse cuite, ses cheveux filasses hérissés sur le front, la Guélotte, une pelle ronde à très long manche aux deux mains, retirait successivement de l’ouverture béante du four les grosses miches de pain qu’elle déposait précautionneusement dans le pétrin vidé, soigneusement raclé et nettoyé pour cet usage.
Une bonne odeur de pain chaud emplissait la pièce, excitant plus fortement encore l’appétit du toutou ; mais la grande queue de la pelle, bâton fantastique et rude, en imposait à Miraut qui, pour des raisons bien connues, évoluait à assez longue distance de sa maîtresse. Pourtant, quand elle eut achevé sa besogne, remis la perche en place, brossé les miches et empli le four d’une grosse brassée « d’échines »[10] à faire sécher pour la fournée prochaine, n’y tenant plus, il s’en vint devant sa gamelle et regarda la femme en pleurant, c’est-à-dire en modulant de petites plaintes assez brèves et répétées.
– Ah ! tu as faim, charogne ! c’est bien fait : crève si tu veux. Va demander à ton maître qu’il te donne, fallait aller avec lui.
Comme Miraut ne comprenait que fort imparfaitement ce langage et qu’il continuait dolemment à réclamer, elle se fâcha et le réexpulsa violemment de la pièce et de la maison :
– Allez, du vent, et vivement : nourris-toi toi-même, puisque tu es si intelligent et si malin ; va chasser, puisque tu es fait pour ça !
De tout ce discours, Miraut ne saisit sans doute que l’invitation à quitter sans délai la cuisine, mais il la saisit parfaitement et, comme l’autre illustrait son langage en empoignant le balai, il n’attendit point que le manche de celui-ci prît contact avec ses reins ou son cul pour obtempérer rapidement.
Fatigué et mourant de faim, il essaya de dormir. Tout de suite il se mit en quête d’un coin abrité, monta au haut de la levée de grange que chauffait le soleil et, sur quelques brins de paille et de foin échappés à la bottelée de Lisée, se coucha en rond, le museau sur les pattes de derrière.
Il ne s’émut pas le moins du monde des roulements de voiture, des meuglements de vaches rentrant du pâturage, ni de bien d’autres bruits encore qui n’intéressaient point ses besoins immédiats ; mais le reniflement de Bellone au bas de la levée de grange, si léger qu’il fût, le tira de son sommeil et lui fit lever le nez.
La Bellone était une amie et une puissance. Elle pourrait sans doute lui être utile. Ne l’avait-elle déjà point défendu contre ce méchant roquet de Souris, lors de sa première sortie ?
Il se précipita à sa rencontre en lui faisant des courbettes et se mit sans façons à lui mordiller les pattes et le cou ; puis, comme il avait faim, il lui flaira le nez. L’autre, qui avait sans doute découvert quelque part une vieille ventraille de lapin ou quelque autre charogne plus ou moins avancée et forte en odeur, émettait des émanations qui chatouillaient fort agréablement ses narines ; aussi lui lécha-t-il la gueule avec envie. Mais la chienne n’était pas d’humeur à prolonger des jeux qu’elle jugeait inutiles, et, comme Miraut n’avait pas encore l’idée de la suivre en forêt, il ne put que la regarder franchir la haie du grand enclos et filer vers la corne du bois où elle allait lancer un lièvre dont elle connaissait, à dix sauts près, la rentrée habituelle et les buissons familiers.
Les heures se traînèrent longuement. L’estomac du chien hurlait famine. Il se promenait, puis s’asseyait sur son derrière, puis cherchait de nouveau ; enfin il repartit encore une fois.
Cependant, il se faisait tard. Lisée, après avoir vaqué à ses affaires et déjeuné frugalement à l’auberge, revenait maintenant vers le pays.
1 comment