Le premier acte venait de lui, était actif et quasi volontaire, le second n’était que passif et ne pouvait se rattacher au premier que par des liens très ténus dont le plus fort était celui de consécutivité. Encore les coups de pied dont la Guélotte, sans raison, l’avait gratifié précédemment ôtaient-ils toute valeur éducatrice à ce châtiment. C’est pourquoi, dès qu’il aperçut une poule, il ne songea plus qu’à lui donner la chasse.
Pour l’instant, claquemuré dans sa remise, sur sa botte de paille, parmi les objets hétéroclites que son activité avait rassemblés, il n’aspirait qu’à un but : sortir.
Mais Lisée n’était point là. La porte de l’écurie, solidement réparée par ses soins, ne semblait plus permettre aucune incursion de ce côté. Restait la rue à laquelle on ne pouvait accéder qu’en rongeant la porte qui donnait sur la cour ou en escaladant la fenêtre, et cette ouverture se trouvait percée à cinq bons pieds au-dessus du sol.
Miraut, prompt à l’action, n’hésita point et chercha d’abord à atteindre la fenêtre ; il tenta plusieurs élans inutiles, accrocha tout de même une fois le bout de ses pattes au rebord intérieur de l’embrasure, mais, entraîné par son poids, retomba lourdement à terre.
Las de cet exercice, il attaqua la porte. Elle était de chêne et massive, mais peu importait à Miraut l’essence de bois dans laquelle on l’avait taillée.
Un travail qui, à un humain raisonnable, paraît colossal, démesurément long, impossible, et le découragerait devant l’à quoi bon, n’arrête pas un chien, un chien qui lutte pour sa liberté, un chien jeune qui a besoin de mouvement et ne sait rien encore ou presque rien des contraintes domestiques.
Miraut mordit le coin gauche du bas de la porte, juste à l’endroit où il sentait quelques filets d’air glisser entre le seuil et le cadre de bois.
Dure besogne, car c’est par côtés surtout qu’un chien peut mordre et ronger efficacement. La petitesse du point attaquable le gênait énormément. Il fallait qu’il travaillât avec les dents de devant, les incisives, et, pour ce, trousser les babines et garer son nez, cet organe tellement sensible et si délicat chez le chat comme chez le chien qu’il n’y faut jamais toucher si l’on ne veut point les faire souffrir et diminuer leur admirable flair.
Miraut cependant commença et mordilla la coupante arête, amollissant par la salive et rongeant par les dents. Au bout d’une heure il en avait à peine ébréché un centimètre lorsqu’il entendit claquer la porte de la cuisine.
Prudent, il quitta le chantier et regagna sa botte. Il savait déjà ou plutôt il sentait que ce qu’il faisait était opposé à la volonté des maîtres auxquels il devait obéissance ; s’ils eussent été là, il se fût abstenu ; en leur absence et loin du châtiment, il s’appliquait, tous instincts débridés et tendus, à contre-carrer une décision qu’il jugeait injuste. Le bruit entendu lui rappelant que le manche à balai est un instrument redoutable, il s’était arrêté, mais dès qu’il ne perçut plus rien, il retourna vivement besogner.
Accroupi, il travaillait avec tant d’ardeur, tout à son idée, qu’il n’entendit pas la porte s’ouvrir une deuxième fois. Il bondit en arrière en hurlant sous le coup de baguette que la Guélotte furibonde venait de lui flanquer, tandis qu’elle repartait, beuglant à pleine gorge :
– Viens voir maintenant ce qu’il fait : il est en train de ronger la porte de dehors.
Lisée, arrivant, ne put que se rendre compte du dégât. Évidemment, on ne pouvait nier ; il para la querelle en déclarant qu’il allait recouvrir l’arête et le coin attaqués d’une bande de fer-blanc, ainsi qu’il avait déjà fait pour la porte de l’écurie.
Il s’y mit immédiatement et laissa Miraut sortir et se promener dans la cour sous sa surveillance. Mais le braconnier avait l’oeil et, dès qu’il voyait le chien écarter les narines en s’approchant d’une poule, il le rappelait bien vite au sentiment du devoir, prononçant son nom, Miraut, sur un ton tel que l’animal, obéissant et craintif, revenait apeuré auprès de lui et lui léchait les mains et la figure pour témoigner sa soumission ou demander un pardon qui lui était accordé d’un hochement de tête à la fois amical et grave.
Cela n’empêcha point que, le lendemain, un carreau de la croisée de la remise fut bel et bien cassé par le jeune chien qui, ne pouvant plus s’attaquer à la porte, avait réussi, Dieu sait comment ! à atteindre la fenêtre et à prendre par cette voie la clef des champs.
Et deux heures après, tous les gamins du pays cernaient Miraut, qui venait de jeter l’épouvante et la terreur parmi le troupeau picorant des poules de la Phémie, laquelle gueulait comme un putois qu’il lui en manquait trois ou quatre et que ce sauvage-là lui en avait sûrement mangé une, puisqu’il avait encore les pattes rouges de sang.
Le fait en lui-même était exact : Miraut avait une patte ensanglantée. Il y eut une scène nouvelle entre la Guélotte et la Phémie et Lisée qui rentrait : chacune des femmes voulant crier plus fort que l’autre.
Les gamins bientôt ramenèrent le coupable, qui opposait la plus énergique résistance, se faisant littéralement traîner, et le chasseur alors s’aperçut que son chien avait la patte coupée.
Furieux à son tour, croyant qu’on avait voulu lui tuer son Miraut, il se préparait, sans autre préambule, à gifler la Phémie lorsque sa femme, s’interposant à temps, lui apprit que c’était le chien lui-même qui s’était coupé en cassant la vitre de la fenêtre de la remise.
– Alors, riposta Lisée, qu’est-ce qu’elle chante, cette vieille déplumée, ce n’est pas d’avoir mangé une poule, qu’il s’est ensaigné. Va les compter d’abord, tes gratteuses, et tu viendras grogner après.
Renseignements pris, toutes les poules de la Phémie se retrouvèrent. Il est vrai que, dans cette affaire, s’il n’y avait pas eu de morts, ce n’était point de la faute à Miraut.
Cette fois, la Guélotte ne tempêta point et n’invectiva personne. Fine mouche, profitant de l’expérience acquise, elle essaya de prendre son mari par la douceur.
Lisée, agité de sentiments contradictoires, ayant à la fois l’envie de corriger et de plaindre, lavait cependant avec de l’eau salée et pansait minutieusement la plaie du petit chien, qui se plaignait et aurait bien voulu qu’on le laissât se lécher tout seul.
– Écoute, Lisée, disait la femme, tu vois bien que nous ne pouvons pas garder cette bête : elle va nous faire arriver toutes sortes d’histoires. Voilà déjà pour plus de six francs de poules qu’il nous coûte, et maintenant qu’il a commencé, quand veut-il s’arrêter ? Je ne parle pas pour les nôtres, mais pour celles des voisins : tu auras beau les payer plus cher qu’elles ne valent, ils t’en voudront quand même et croiront t’avoir fait un grand cadeau en acceptant ton argent.
Je t’en supplie, débarrasse-t’en ! c’est ce qu’il y a de mieux à faire, crois-moi. Tue-le ! Fiche-lui dans les côtes une bonne cartouche de quatre, puisque tu dis que tu ne peux pas le vendre et que ce serait faire injure à Pépé et au gros.
– Ce ne serait pas plus propre de le tuer, et il est jeune, on peut le corriger, atermoyait Lisée, fermement décidé au fond à ne pas s’en séparer. Attendons un peu ! Je vais avoir l’oeil sur lui dorénavant et, dès que je le verrai loucher du côté des gélines, je lui flanquerai la correction pour bien lui faire comprendre qu’il n’y doit pas toucher.
Philomen arrivait, ému par la rumeur publique et les bruits contradictoires qui affirmaient d’une part que Miraut avait étranglé toutes les poules de la Phémie, de l’autre que quelqu’un (on ne disait pas qui) lui avait tranché une patte d’un coup de serpe.
Lisée remit les choses au point, et Philomen réfléchit.
– Mon vieux, exposa-t-il sans autre préambule, cette histoire-là est bien emm... bêtante. Dès qu’il manquera une poule quelque part, tu peux être sûr qu’on accusera ton chien, et il aura beau être innocent, tu pourras prouver qu’il n’est pour rien là-dedans, que ce n’est pas possible, on voudra absolument que ce soit lui qui ait fait le coup. J’en connais même qui seraient assez fripouilles pour zigouiller les poules du voisin ou même les leurs, les boulotter et venir ensuite accuser ton chien du massacre.
– Tu vois bien que tout chacun va nous tomber dessus, appuya la Guélotte.
– Oui, mon vieux, tâche d’avoir l’oeil. Mais, tu sais, d’un autre côté, il est bien rare qu’un jeune chien, un chien de race, un chien qui a du feu, ne se mette pas, si l’on n’y prend garde, à courir après quelque bête : les uns, c’est les chats, ça n’a pas grande importance parce qu’ils savent se défendre et peuvent grimper aux arbres ; d’autres préfèrent les lapins, et ils te nettoient les clapiers rasibus ; d’autres se mettent aux moutons, et ça c’est plus dangereux, car, quand ils sont bien décidés, ils peuvent t’en ficher par terre pour plus de cent francs d’un seul coup ; en somme, il vaut encore mieux qu’il ne se tourne que sur les gélines.
Voici ce que je te conseille de faire : comme on ne peut pas le laisser tout le jour enfermé, que ça le rendrait malade ; comme, d’un autre côté, quand on ne le surveille pas, il « course » la volaille, tu n’as qu’à lui mettre une muselière lorsque tu voudras le lâcher.
Léon ira demain à Vercel ; dis-lui qu’il t’en prenne une près de Chacha le bourrelier ; pour une pièce de quarante sous, tu en verras les marionnettes et tu seras tranquille.
– Las, moi ! quarante sous encore de jetés loin pour cette charogne, ragea la Guélotte furieuse, qui espérait une solution plus radicale et comptait sur l’appui de Philomen.
Lisée se rendit au conseil de son ami, et le surlendemain matin, après un jour de claustration préparatoire, on mit la muselière à Miraut. Comme ce fut le maître qui opéra, il se laissa faire sans trop de résistance, un peu ahuri toutefois de toutes ces courroies qui lui barraient le nez et lui sanglaient la gueule.
Parce qu’elles sentaient bon le cuir neuf, il essaya immédiatement de les mordre et ne put naturellement pas bouger les mâchoires.
Lisée alors lui ouvrit la porte, pensant qu’il se précipiterait aussitôt dans la cour, mais il n’essaya point de gagner le dehors : quelque chose le préoccupait et le gênait.
Il porta la patte à son nez et tâcha d’accrocher une courroie, mais la griffe ne fit qu’érafler légèrement le cuir et retomba.
Bien qu’il louchât affreusement, il ne pouvait se rendre compte de ce qu’il avait autour du museau et des bajoues ; mais il sentait bien, au toucher, que c’était quelque chose d’embarrassant, et, au nez, que c’était une substance qu’il serait agréable de mastiquer avec les dents ; toutefois, l’impression de gêne domina bien vite tout le reste, et il ne rêva bientôt plus qu’à faire sauter cette entrave agaçante.
Il alla flatter Lisée et se frôler à lui comme pour lui demander de vouloir bien retirer cet engin encombrant, mais naturellement Lisée n’accéda point à son désir.
– Voilà ce que c’est, mon vieux, que de vouloir bouffer les poules !
Miraut, qui ne comprenait point ou ne voulait point comprendre, se plaignît et pleura et cria : on le laissa crier et pleurer et se plaindre.
C’est alors qu’il essaya, par ses seuls moyens à lui, de faire sauter la muselière. D’abord il se gratta aux angles des buffets, aux embrasures des portes, aux pieds de la table, à toutes les arêtes vives ; il se cogna le nez, essaya encore de mordre, puis se remit à travailler de la patte, s’accroupissant à terre, le museau sur le sol pour avoir un plus solide point d’appui, tirant, pleurant, frottant, s’excitant, s’énervant, hurlant, devenant comme fou de désespoir.
À la fin, il se jeta sur le dos, et de ses deux pattes de devant se mit à se piocher les bajoues à une allure vertigineuse, pour tâcher de faire sauter ou céder les terribles bandes de cuir qui lui laçaient si impitoyablement les mâchoires.
En moins d’une heure, il se pela entièrement les deux côtés de la tête, si bien qu’en quelques endroits même la peau était absolument à vif et ensanglantée ; il gratta plus haut à une autre lanière ; il grattait avec frénésie, il aurait gratté encore si Lisée, qui rentrait, s’apercevant qu’il s’abîmait le « portrait », et craignant qu’il ne devînt fou, ne lui eût enlevé enfin sa muselière.
– C’est assez pour aujourd’hui, pensa-t-il. Demain je la lui remettrai, et il s’habituera petit à petit.
Mais, le jour suivant, dès qu’on lui eut rebouclé les courroies derrière la tête, il recommença de plus belle à se griffer la gueule en hurlant.
On ne pouvait évidemment le laisser ainsi : il se serait plutôt saigné. Lisée, fort ennuyé, la lui retira tout à fait en se disant :
– Bah ! je reste ici aujourd’hui ; je vais le surveiller.
Et il se mit à arracher les choux de son jardin tandis que le chien rôdait autour de lui, heureux d’être enfin débarrassé et libre.
Longtemps il resta là à gratter le sol, à mordre les tiges de pomme de terre, à transporter les bouts de perches de haricots, si bien que le braconnier, tranquillisé, ne pensait plus à s’assurer de sa présence et continuait paisiblement son travail en fumant sa pipe, lorsque, telle une sorcière, la Phémie apparut dans le sentier de l’enclos, une poule morte, tuée, d’une main, de l’autre ramenant Miraut qui tirait sur une ficelle.
Cette fois, Lisée sentit la moutarde lui monter au nez : il devint tout pâle, cassa le bout de sa pipe en serrant les dents et assura, comme une massue dans sa main, le chou qu’il venait d’arracher.
La Phémie eut peur. Elle se garda bien de gueuler et de maudire, et, devenue blême à son tour, elle balbutia comme pour s’excuser :
– Je te le ramène. Ce n’en est pas une des miennes, c’en est une de la cure.
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