Je dois dire que la présence prolongée d’Ernest à Berkeley s’expliquait par le fait qu’il suivait des cours spéciaux de biologie à l’Université, et aussi parce qu’il travaillait beaucoup à un nouvel ouvrage intitulé « Philosophie et Révolution »[16].

Quand Ernest entra, la véranda sembla soudain rapetissée. Ce n’est pas qu’il fut extraordinairement grand – il n’avait que cinq pieds neuf pouces – mais il semblait rayonner une atmosphère de grandeur. En s’arrêtant pour me saluer, il manifesta une légère hésitation en étrange désaccord avec ses yeux hardis et sa poignée de main ; celle-ci était ferme et sûre : ses yeux ne l’étaient pas moins, mais, cette fois, ils semblaient contenir une question tandis qu’il me regardait, comme le premier jour, un peu trop longtemps.

– J’ai lu votre « Philosophie des classes laborieuses », lui dis-je, et je vis ses yeux briller de contentement.

– Naturellement, répondit-il, vous aurez tenu compte de l’auditoire auquel la conférence était adressée.

– Oui, et c’est là-dessus que je veux vous chercher querelle.

– Moi aussi, dit l’évêque Morehouse, j’ai une querelle à vider avec vous.

À ce double défi, Ernest leva les épaules d’un air de bonne humeur et accepta une tasse de thé. L’évêque s’inclina pour me céder la préséance.

– Vous fomentez la haine des classes, dis-je à Ernest. Je trouve que c’est une erreur et un crime de faire appel à tout ce qu’il y a d’étroit et de brutal dans la classe ouvrière. La haine de classe est anti-sociale, et, il me semble, anti-socialiste.

– Je plaide non coupable, répondit-il. Il n’y a de haine de classes ni dans la lettre ni dans l’esprit d’aucune de mes œuvres.

– Oh ! m’écriai-je d’un air de reproche. Je saisis mon livre et l’ouvris.

Il buvait son thé, tranquille et souriant, pendant que je le feuilletais.

– Page 132 – je lus à haute voix : « Ainsi la lutte des classes se produit, au stage actuel du développement social, entre la classe qui paie des salaires et les classes qui en reçoivent. »

Je le regardai d’un air triomphant.

– Il n’est pas question de haine de classes là-dedans, me dit-il en souriant.

– Mais vous dites « Lutte de classes ».

– Ce n’est pas du tout la même chose. Et, croyez-moi, nous ne fomentons pas la haine. Nous disons que la lutte des classes est une loi du développement social. Nous n’en sommes pas responsables. Ce n’est pas nous qui la faisons. Nous nous contentons de l’expliquer, comme Newton expliquait la gravitation. Nous analysons la nature du conflit d’intérêts qui produit la lutte de classes.

– Mais il ne devrait pas y avoir conflit d’intérêts, m’écriai-je.

– Je suis tout à fait de votre avis, répondit-il. Et c’est précisément l’abolition de ce conflit d’intérêts que nous essayons de provoquer, nous autres socialistes. Pardon, laissez-moi vous lire un autre passage. – Il prit le livre et tourna quelques feuillets. – Page 126. « Le cycle des luttes de classes, qui a commencé avec la dissolution du communisme primitif de la tribu et la naissance de la propriété individuelle, se terminera avec la suppression de l’appropriation individuelle des moyens d’existence sociale. »

– Mais je ne suis pas d’accord avec vous, intervint l’évêque, sa figure pâle d’ascète légèrement teintée par l’intensité de ses sentiments. Vos prémisses sont fausses. Il n’existe pas de conflits d’intérêts entre le travail et le capital, ou du moins il ne devrait pas en exister.

– Je vous remercie, dit gravement Ernest, de m’avoir rendu mes prémisses par votre dernière proposition.

– Mais pourquoi y aurait-il conflit ? demanda l’évêque avec chaleur.

Ernest haussa les épaules : – Parce que nous sommes ainsi faits, je suppose.

– Mais nous ne sommes pas ainsi faits !

– Est-ce de l’homme idéal, divin et dépourvu d’égoïsme, que vous discutez ? demanda Ernest. Mais il y en a si peu qu’on est en droit de les considérer pratiquement comme inexistants. Ou parlez-vous de l’homme commun et ordinaire ?

– Je parle de l’homme ordinaire.

– Faible, et faillible, et sujet à erreur ?

L’évêque fit un signe d’assentiment.

– Et mesquin et égoïste ?

Le pasteur renouvela son geste.

– Faites attention, déclara Ernest. J’ai dit égoïste.

– L’homme ordinaire est égoïste, affirma vaillamment l’évêque.

– Il veut avoir tout ce qu’il peut avoir ?

– Il veut avoir le plus possible ; c’est déplorable, mais vrai.

– Alors je vous tiens. – Et la mâchoire d’Ernest claqua comme le ressort d’un piège. – Prenons un homme qui travaille dans les tramways.

– Il ne pourrait pas travailler s’il n’y avait pas de capital, interrompit l’évêque.

– C’est vrai, et vous m’accorderez que le capital périrait s’il n’y avait pas la main-d’œuvre pour gagner les dividendes ?

L’évêque ne répondit pas.

– N’êtes-vous pas de mon avis ? insista Ernest.

Le prélat acquiesça de la tête.

– Alors nos deux propositions s’annulent réciproquement et nous nous retrouvons à notre point de départ. Recommençons. Les travailleurs des tramways fournissent la main-d’œuvre. Les actionnaires fournissent le capital. Par l’effort combiné du travail et du capital, de l’argent est gagné[17]. Ils se partagent ce gain. La part du capital s’appelle des dividendes.