Cependant...
– Et combien coûte-t-elle, votre mécanique ?
– Cinq cents francs.
– Cinq cents francs ! Et vous me jugez capable de mettre cinq cents francs pour une jambe articulée, lorsqu’il y aura cent mille pauvres bougres amputés comme moi, et qui seront contraints d’exhiber leurs pilons de bois ?
Les hommes qui se trouvaient là s’épanouissaient d’aise. Maman Coralie elle-même écoutait en souriant. Et que n’aurait point donné Patrice Belval pour un sourire de maman Coralie ?
Comme il le lui avait dit, dès les premiers jours il s’était épris d’elle, de sa beauté touchante, de sa grâce ingénue, de ses yeux tendres, de son âme douce qui se penchait sur les malades et qui semblait vous effleurer comme une caresse bienfaisante. Dès les premiers jours, le charme s’insinuait en lui et l’enveloppait à la fois. Sa voix le ranimait. Elle l’enchantait de son regard et de son parfum. Et cependant, bien qu’il se soumît à l’empire de cet amour, il éprouvait en même temps un immense besoin de se dévouer et de mettre sa force au service de cette créature menue et délicate qu’il sentait environnée de périls.
Et voilà que les événements lui donnaient raison, que ces périls se précisaient, et qu’il avait eu le bonheur d’arracher la jeune femme à l’étreinte de ses ennemis. Première bataille dont l’issue le réjouissait, mais qu’il ne pouvait croire terminée. Les attaques recommenceraient. Et déjà n’était-il pas en droit de se demander s’il n’y avait point corrélation étroite entre le complot préparé le matin contre la jeune femme et cette sorte de signal que révélait la pluie des étincelles ? Les deux faits annoncés par les deux interlocuteurs n’appartenaient-ils pas à la même machination ténébreuse ? Les étincelles continuaient à scintiller là-bas.
Autant que Patrice Belval pouvait en juger, cela s’élevait du côté de la Seine, entre deux points extrêmes qui eussent été le Trocadéro, à gauche, et la gare de Passy, à droite.
« Donc, se dit-il, à deux ou trois kilomètres au plus à vol d’oiseau. Allons-y. Nous verrons bien. »
Au second étage, un peu de lumière filtrait par la serrure d’une porte. Ya-Bon habitait là, et l’officier savait par la surveillante que Ya-Bon jouait aux cartes avec son flirt. Il entra.
Ya-Bon ne jouait plus. Il s’était endormi dans un fauteuil devant les cartes étalées, et, sur la manche retournée qui pendait à l’épaule gauche, reposait une tête de femme – une tête de la plus effarante vulgarité, dont les lèvres épaisses comme celles de Ya-Bon s’ouvraient sur des dents noires, et dont la peau grasse et jaune semblait imprégnée d’huile. C’était Angèle, la fille de cuisine, le flirt de Ya-Bon. Elle ronflait.
Patrice les contempla avec satisfaction. Ce spectacle affirmait la justesse de ses théories. Si Ya-Bon trouvait une amoureuse, les plus mutilés des héros ne pouvaient-ils pas prétendre, eux aussi, à toutes les joies de l’amour ?
Il toucha l’épaule du Sénégalais. Celui-ci s’éveilla et sourit, ou plutôt même, ayant deviné la présence de son capitaine, sourit avant de s’éveiller.
– J’ai besoin de toi, Ya-Bon.
Ya-Bon grogna de plaisir et repoussa Angèle qui s’écroula sur la table et continua de ronfler.
Dehors, Patrice ne vit plus les étincelles. La masse des arbres les lui cachait. Il suivit le boulevard, et, pour gagner du temps, prit le train de ceinture jusqu’à l’avenue Henri-Martin. De là, il s’engagea dans la rue de La Tour, qui aboutit à Passy.
En route, il ne cessa d’entretenir Ya-Bon de ses préoccupations, bien qu’il sût que le nègre n’y pouvait pas comprendre grand-chose. Mais c’était une habitude chez lui. Ya-Bon, son compagnon de guerre, puis son ordonnance, lui était dévoué comme un chien. Amputé le même jour que son chef, atteint le même jour que lui à la tête, Ya-Bon se croyait destiné à toutes les mêmes épreuves, et il se réjouissait d’être deux fois blessé, comme il se fût réjoui de mourir en même temps que le capitaine Belval. Le capitaine répondait à cette soumission de bête fidèle par une camaraderie affectueuse, un peu taquine, souvent même assez rude, qui exaltait l’affection du nègre. Ya-Bon jouait le rôle du confident passif que l’on consulte sans l’écouter, et sur qui l’on passe sa mauvaise humeur.
– Qu’est-ce que tu penses de tout cela, monsieur Ya-Bon ? disait-il en marchant bras dessus bras dessous avec lui. J’ai idée que c’est toujours la même histoire. C’est ton avis, hein ?
Ya-Bon avait deux grognements, l’un qui signifiait oui, l’autre non.
Il grogna :
– Oui.
– Donc, pas de doute, déclara l’officier, et nous devons admettre que maman Coralie court un nouveau danger, n’est-ce pas ?
– Oui, grogna Ya-Bon, qui, par principe, approuvait toujours.
– Bien.
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