Il monta.

De fait, au premier étage, une porte était entrebâillée. Il glissa la tête par l’ouverture, puis, se courbant, passa.

Alors il se trouva sur un balcon étroit qui courait à mi-hauteur d’une vaste salle. Cette galerie longeait des rayons de livres qui atteignaient le plafond, et elle tournait sur trois côtés de la pièce. Deux escaliers de fer, en forme de vis, descendaient contre le mur, à chaque extrémité.

Des piles de livres s’amoncelaient aussi contre les barreaux de la rampe qui protégeait la galerie, de sorte que Patrice ne pouvait être vu des gens groupés en bas, trois ou quatre mètres au-dessous de lui, au rez-de-chaussée par conséquent.

Doucement, il écarta deux piles. À ce moment, le bruit des voix enfla soudain en une violente clameur, et, d’un coup d’œil, il aperçut cinq individus qui se jetaient sur un homme et qui, avant même qu’il eût le temps de se défendre, le renversaient en hurlant comme des enragés.

Le premier mouvement du capitaine fut de se précipiter au secours de la victime. Avec l’aide de Ya-Bon, qui fût accouru à son appel, il aurait certainement tenu les individus en respect. S’il ne le fit pas, c’est que, après tout, ils ne se servaient d’aucune arme et qu’ils semblaient ne pas avoir d’intention meurtrière. Ayant immobilisé leur victime, ils se contentèrent de la tenir à la gorge, aux épaules et aux chevilles. Qu’allait-il se passer ?

Vivement, l’un des cinq individus se releva et commanda d’un ton de chef :

– Attachez-le... Un bâillon sur la bouche... D’ailleurs, il peut crier à volonté. Il n’y a personne pour l’entendre.

Tout de suite, Patrice reconnut une des deux voix qu’il avait déjà entendues le matin au restaurant. L’individu était petit, mince, élégant, le teint olivâtre, la figure cruelle.

– Enfin, dit-il, nous le tenons, le coquin ! Et je crois, cette fois, qu’il finira par causer. Vous êtes décidés à tout, les amis ?

Un des quatre gronda haineusement :

– À tout ! et sans tarder, quoi qu’il arrive !

Celui-là avait une forte moustache noire, et Patrice reconnut l’autre interlocuteur du restaurant, c’est-à-dire l’un des deux agresseurs de maman Coralie, celui qui avait pris la fuite. Son chapeau de feutre gris était déposé sur une chaise.

– À tout, hein, Bournef, et quoi qu’il arrive ? ricana le chef. Eh bien, en avant la danse ! Ah ! mon vieil Essarès, tu refuses de livrer ton secret ! Nous allons rire !

Tous les gestes avaient dû être convenus entre eux et la besogne rigoureusement partagée, car les actes qu’ils accomplirent furent exécutés avec une méthode et une promptitude incroyables.

L’homme étant ligoté, ils le soulevèrent et le jetèrent au fond d’un fauteuil à dossier très renversé, auquel ils le fixèrent, à l’aide d’une corde, par le buste et par le tronc.

Les jambes, toujours ficelées, furent assujetties au siège d’une lourde chaise de la même hauteur que le fauteuil et de manière que les deux pieds débordassent. Puis ces deux pieds furent débarrassés de leurs bottines et de leurs chaussettes. Le chef dit : « Roulez ! »

Il y avait, entre deux des quatre fenêtres qui donnaient sur le jardin, une grande cheminée dans laquelle brûlait un feu de charbon tout rouge, blanc par place, tellement le foyer était incandescent. Les hommes poussèrent le fauteuil et la chaise qui portaient la victime et l’approchèrent, ses pieds nus en avant, jusqu’à cinquante centimètres de ce brasier. Malgré le bâillon, un cri de douleur jaillit, atroce, et, malgré les liens, les jambes réussirent à se recroqueviller sur elles-mêmes.

– Allez-y ! Allez-y ! Plus près ! proféra le chef exaspéré.

Patrice Belval saisit son revolver.

« Ah ! moi aussi, j’y vais, se dit-il, je ne laisserai pas ce malheureux... »

Mais, à cette seconde précise, lorsqu’il était sur le point de se dresser et d’agir, le hasard d’un mouvement lui fit apercevoir le spectacle le plus extraordinaire et le plus imprévu.

C’était, en face de lui, et de l’autre côté de la salle par conséquent, sur la partie de balcon symétrique à celle qu’il occupait, c’était une tête de femme, une tête collée aux barreaux de la rampe, livide, épouvantée, et dont les yeux agrandis par l’horreur contemplaient éperdument l’effroyable scène qui se passait en bas, devant le brasier rouge. Le capitaine avait reconnu maman Coralie.

 

 

4

 

Devant les flammes

 

Maman Coralie ! Maman Coralie, cachée dans cette maison que ses agresseurs avaient envahie, et où lui-même se cachait grâce à un concours de circonstances inexplicables !

Il eut cette idée immédiate – et alors, une des énigmes tout au moins se dissipait – qu’entrée, elle aussi, par la ruelle, elle avait pénétré dans la maison par le perron, et qu’elle lui avait, de la sorte, ouvert le passage. Mais, en ce cas, comment s’était-elle procuré les moyens de réussir une pareille entreprise ? Et surtout que venait-elle faire là ?

Toutes ces questions se posaient d’ailleurs à l’esprit du capitaine Belval sans qu’il essayât d’y répondre, tellement la figure hallucinée de Coralie l’impressionnait. En outre un second cri, plus sauvage encore que le premier, partait d’en bas, et il vit les deux pieds de la victime qui se tordaient devant l’écran rouge du foyer.

Mais cette fois, Patrice, retenu par la présence de Coralie, n’avait pas envie de se porter au secours du patient. Il décidait de modeler en tout sa conduite sur celle de la jeune femme, de ne pas bouger, et même de ne rien faire pour attirer son attention.

– Repos ! commanda le chef. Tirez-le en arrière. L’épreuve suffira sans doute.

Et, s’approchant :

– Eh bien, mon cher Essarès, qu’en dis-tu ? Ça te plaît, cette histoire là ? Et, tu sais, nous n’en sommes qu’au début. Si tu ne parles pas, nous irons jusqu’au bout, comme faisaient les vrais « chauffeurs » du temps de la Révolution, des maîtres, ceux-là. Alors, c’est convenu, tu parles ?

Le chef lâcha un juron.

– Hein ? Qu’est-ce que tu veux dire ? Tu refuses ? Mais, bougre d’entêté, tu ne comprends donc pas la situation ? ou bien, c’est qu’il te reste encore un peu d’espoir. De l’espoir ! Tu es fou. Qui pourrait bien te secourir ? Tes domestiques ? Le concierge, le valet de chambre et le maître d’hôtel sont des gens à moi.