Chatelain, tu trouveras un carafon de rhum dans le placard de l’office... Non, non, elle n’aime pas le rhum... Alors...

– Alors, dit-elle en souriant, un verre d’eau seulement.

Un peu de couleur revenait à ses joues, naturellement pâles d’ailleurs. Le sang affluait à ses lèvres, et le sourire qui animait son visage était confiant.

Ce visage, tout de charme et de douceur, avait une forme pure, des traits d’une finesse excessive, un teint mat et l’expression ingénue d’un enfant qui s’étonne et qui regarde les choses avec des yeux toujours grands ouverts. Et tout cela, qui était gracieux et délicat, donnait cependant à certains moments une impression d’énergie due sans doute au sombre éclat des yeux et aux deux bandeaux noirs et réguliers qui descendaient de la coiffe blanche sous laquelle le front était emprisonné.

– Ah ! s’écria gaiement le capitaine, quand elle eut bu le verre d’eau, il me semble que ça va mieux, maman Coralie ?

– Bien mieux !

– À la bonne heure ! Mais quelle sacrée minute nous avons passée là ! et quelle aventure ! Il va falloir s’expliquer là-dessus et faire la pleine lumière, n’est-ce pas ? En attendant, les gars, présentez vos hommages à maman Coralie. Hein, mes gaillards, qui est-ce qui aurait dit, quand elle vous dorlotait et qu’elle tapait sur l’oreiller pour que votre caboche s’y enfonce, qui est-ce qui aurait dit qu’on la soignerait à son tour, et que les enfants dorloteraient leur maman ?

Ils s’empressaient tous autour d’elle, les manchots et les boiteux, les mutilés et les infirmes, tous contents de la voir. Et elle leur serrait la main affectueusement.

– Eh bien, Ribrac, et cette jambe ?

– Je n’en souffre plus, maman Coralie.

– Et vous, Vatinel, votre épaule ?

– Plus trace de rien, maman Coralie...

– Et vous, Poulard ? Et vous, Jorisse ?...

Son émotion grandissait à les retrouver, eux qu’elle appelait ses enfants. Et Patrice Belval s’exclama :

– Ah ! maman Coralie, voilà que vous pleurez ! Maman, maman, c’est ainsi que vous nous avez pris le cœur à tous. Quand on se tenait à quatre pour ne pas crier, sur le lit de torture, on voyait de grosses larmes qui coulaient de vos yeux. Maman Coralie pleurait sur ses enfants. Alors on serrait les dents plus fort.

– Et moi, je pleurais davantage, dit-elle, justement parce que vous aviez peur de me faire de la peine.

– Et aujourd’hui, vous recommencez. Ah ! non, assez d’attendrissement ! Vous nous aimez. On vous aime. Il n’y a pas là de quoi se lamenter. Allons, maman Coralie, un sourire... Et tenez, voici Ya-Bon qui arrive, et Ya-Bon rit toujours, lui.

Elle se leva brusquement.

– Croyez-vous qu’il ait pu rejoindre un de ces deux hommes ?

– Comment, si je le crois ! J’ai dit à Ya-Bon d’en ramener un par le collet. Il n’y manquera pas. Je ne redoute qu’une chose...

Ils s’étaient dirigés vers le vestibule. Déjà le Sénégalais remontait les marches. De sa main droite, il serrait à la nuque un homme, une loque plutôt, qu’il paraissait porter à bout de bras, comme un pantin. Le capitaine ordonna :

– Lâche-le.

Ya-Bon écarta les doigts. L’homme s’écroula sur les dalles du vestibule.

– Voilà bien ce que je redoutais, murmura l’officier. Ya-Bon n’a que sa main droite, mais lorsque cette main tient quelqu’un à la gorge, c’est miracle si elle ne l’étrangle pas. Les Boches en savent quelque chose.

Ya-Bon, une sorte de colosse, couleur de charbon luisant, avec des cheveux crépus et quelques poils frisés au menton, avec une manche vide fixée à son épaule gauche et deux médailles épinglées à son dolman, Ya-Bon avait eu une joue, un côté de la mâchoire, la moitié de la bouche et le palais fracassés par un éclat d’obus. L’autre moitié de cette bouche se fendait jusqu’à l’oreille en un rire qui ne semblait jamais s’interrompre et qui étonnait d’autant plus que la partie blessée de la face, raccommodée tant bien que mal, et recouverte d’une peau greffée, demeurait impassible.

En outre, Ya-Bon avait perdu l’usage de la parole. Tout au plus pouvait-il émettre une série de grognements confus où l’on retrouvait son sobriquet de Ya-Bon éternellement répété.

Il le redit encore d’un air satisfait, en regardant tour à tour son maître et sa victime, comme un bon chien de chasse devant la pièce de gibier qu’il a rapportée.

– Bien, fit l’officier, mais, une autre fois, vas-y plus doucement.

Il se pencha sur l’homme, le palpa, et constatant qu’il n’était qu’évanoui, dit à l’infirmière :

– Vous le reconnaissez ?

– Non, affirma-t-elle.

– Vous êtes sûre ? Vous n’avez jamais vu, nulle part, cette tête-là ?

C’était une tête très grosse, à cheveux noirs et pommadés, à moustache grisonnante. Les vêtements, gros bleu, et de bonne coupe, indiquaient l’aisance.

– Jamais... jamais..., déclara la jeune femme.

Le capitaine fouilla les poches. Elles ne contenaient aucun papier.

– Soit, dit-il, en se relevant, nous attendrons qu’il se réveille pour l’interroger. Ya-Bon, attache-lui les bras et les jambes, et reste ici, dans le vestibule.