Comme ils payaient leurs consommations, je me levai aussitôt et me dirigeai vers la porte du boulevard, mais un seul des deux sortit par cette porte, un homme à grosse moustache tombante, et qui portait un feutre gris. L’autre s’en était allé par la porte d’une rue perpendiculaire. À ce moment, il n’y avait sur la chaussée qu’un taxi. L’homme le prit et je dus renoncer à le suivre. Seulement... seulement... comme je savais que, chaque soir, vous quittiez l’ambulance à sept heures et que vous suiviez la rue Pierre-Charron, alors, n’est-ce pas ? j’étais fondé à croire... »
Le capitaine se tut. La jeune femme réfléchissait d’un air soucieux. Au bout d’un instant, elle prononça :
– Pourquoi ne m’avez-vous pas avertie ?
Il s’écria :
– Vous avertir ! Et si, après tout, il ne s’était pas agi de vous ? Pourquoi vous inquiéter ? Et si, au contraire, il s’agissait de vous, pourquoi vous mettre en garde ? Le coup manqué, vos ennemis vous auraient tendu un autre piège, et, l’ignorant, nous n’aurions pas pu le prévenir. Non, le mieux était d’engager la lutte. J’ai enrôlé la petite bande de vos anciens malades, en traitement à l’annexe, et comme justement l’ami que j’attendais habite sur cette place, ici même, à tout hasard je l’ai prié de mettre son appartement à ma disposition, de six heures à neuf heures. Voilà ce que j’ai fait, maman Coralie. Et maintenant que vous en savez autant que moi, qu’en pensez-vous ?
Elle lui tendit la main.
– Je pense que vous m’avez sauvée d’un péril que j’ignore, mais qui semble redoutable, et je vous en remercie.
– Ah ! non, dit-il, je n’accepte pas le remerciement. C’est une telle joie pour moi d’avoir réussi ! Non, ce que je vous demande, c’est votre opinion sur l’affaire elle-même.
Elle n’hésita pas une seconde et répondit nettement :
– Je n’en ai pas. Aucun mot, aucun incident, parmi tout ce que vous me racontez, n’éveille en moi la moindre idée qui puisse nous renseigner.
– Vous ne vous connaissez pas d’ennemis ?
– Personnellement, non.
– Et cet homme à qui vos deux agresseurs devaient vous livrer, et qui prétend que vous lui êtes connue ?
Elle rougit un peu et déclara :
– Toute femme, n’est-ce pas ? a rencontré dans sa vie des hommes qui la poursuivent plus ou moins ouvertement. Je ne saurais dire de qui il s’agit.
Le capitaine garda le silence assez longtemps, puis repartit :
– En fin de compte, nous ne pouvons espérer quelque éclaircissement que par l’interrogatoire de notre prisonnier. S’il se refuse à nous répondre, tant pis pour lui... je le confie à la police, qui, elle, saura débrouiller l’affaire.
La jeune femme tressaillit.
– La police ?
– Évidemment. Que voulez-vous que je fasse de cet individu ? Il ne m’appartient pas. Il appartient à la police.
– Mais non ! mais non ! s’écria-t-elle vivement. À aucun prix ! Comment ! on entrerait dans ma vie !... Il y aurait des enquêtes !... mon nom serait mêlé à toutes ces histoires !...
– Pourtant, maman Coralie, je ne puis pas...
– Ah ! je vous en prie, je vous en supplie, mon ami, trouvez un moyen, mais qu’on ne parle pas de moi ! Je ne veux pas que l’on parle de moi !
Le capitaine l’observa, assez étonné de la voir dans une telle agitation, et il dit :
– On ne parlera pas de vous, maman Coralie, je m’y engage.
– Et alors, qu’allez-vous faire de cet homme ?
– Mon Dieu, dit-il en riant, je vais d’abord lui demander respectueusement s’il daigne répondre à mes questions, puis le remercier des attentions qu’il a eues pour vous, et, enfin, le prier de se retirer.
Il se leva.
– Vous désirez le voir, maman Coralie ?
– Non, dit-elle. Je suis si lasse ! Si vous n’avez pas besoin de moi, interrogez-le seul à seul. Vous me raconterez ensuite...
Elle semblait épuisée, en effet, par cette émotion et cette fatigue nouvelles, ajoutées à toutes celles qui déjà rendaient si pénible sa vie d’infirmière. Le capitaine n’insista pas et sortit en ramenant sur lui la porte du salon.
Elle l’entendit qui disait :
– Eh bien, Ya-Bon, tu as fait bonne garde ? Rien de nouveau ? Et ton prisonnier ? Ah ! vous voilà, camarade ? Commencez-vous à respirer ? Ah ! c’est que la main de Ya-Bon est un peu dure... Hein ? Quoi ? vous ne répondez pas... Ah ! ça ! mais, qu’est-ce qu’il a ? Il ne bouge pas... Crebleu, mais on dirait...
Il laissa échapper un cri. La jeune femme courut jusqu’au vestibule.
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