Elle rencontra le capitaine qui essaya de lui barrer le passage, et qui, très vivement, lui dit :
– Ne venez pas. À quoi bon ?
– Mais vous êtes blessé ! s’exclama-t-elle.
– Moi ?
– Vous avez du sang, là, sur votre manchette.
– En effet, mais ce n’est rien, c’est le sang de cet homme qui m’a taché.
– Il a donc reçu une blessure ?
– Oui, ou du moins il saignait par la bouche. Quelque rupture de vaisseau...
– Comment ! Mais Ya-Bon n’avait pas serré à ce point...
– Ce n’est pas Ya-Bon.
– Qui, alors ?
– Les complices.
– Ils sont donc revenus ?
– Oui, et ils l’ont étranglé.
– Ils l’ont étranglé ! Mais non, voyons, ce n’est pas croyable.
Elle réussit à passer et s’approcha du prisonnier. Il ne bougeait plus. Son visage avait la pâleur de la mort. Une fine cordelette de soie rouge, tressée fin, munie d’une boucle à chaque extrémité, lui entourait le cou.
La main droite et la jambe gauche
– Un coquin de moins, maman Coralie, s’écria Patrice Belval, après avoir ramené la jeune femme dans le salon et fait une enquête rapide avec Ya-Bon. Rappelez-vous son nom, que j’ai trouvé gravé sur sa montre : « Mustapha Rovalaïoff », le nom d’un coquin.
Il prononça ces mots d’un ton allègre, où il n’y avait plus trace d’émotion, et il reprit, tout en allant et venant à travers la pièce :
– Nous qui avons assisté à tant de catastrophes et vu mourir tant de braves gens, maman Coralie, ne pleurons pas la mort de Mustapha Rovalaïoff, assassiné par ses complices. Pas même d’oraison funèbre, n’est-ce pas ? Ya-Bon l’a pris sous son bras, et profitant d’un moment où il n’y avait personne sur la place, il l’a emporté vers la rue Brignoles, avec ordre de jeter le personnage par-dessus la grille, dans le jardin du musée Galliera. La grille est haute. Mais la main droite de Ya-Bon ne connaît pas d’obstacles. Ainsi donc, maman Coralie, l’affaire est enterrée. On ne parlera pas de vous, et, pour cette fois, je réclame un remerciement.
Il se mit à rire.
– Un remerciement, mais pas de compliment. Saperlotte, quel mauvais gardien de prison je fais ! Et avec quelle dextérité les autres m’ont soufflé mon captif ! Comment n’ai-je pas prévu que le second de vos agresseurs, l’homme au feutre gris, irait avertir le troisième complice qui attendait dans son auto, et que tous deux ensemble viendraient au secours de leur compagnon ? Et voilà qu’ils sont venus. Et, tandis que vous et moi nous bavardions, ils ont forcé l’entrée de service, ont passé par la cuisine, sont arrivés devant la petite porte qui sépare l’office du vestibule et ont entrebâillé cette porte. Là, tout près d’eux, sur son canapé, le personnage est toujours évanoui, et solidement attaché. Comment faire ? Impossible de le tirer hors du vestibule sans donner l’éveil à Ya-Bon. Et pourtant, si on ne le délivre pas, il parlera, il vendra ses complices, il empêchera d’aboutir un plan soigneusement préparé. Alors ? Alors un des compagnons se penche furtivement, avance le bras, entoure de sa cordelette cette gorge que Ya-Bon a déjà rudement endommagée, ramène les boucles des deux extrémités, et serre, serre lentement, serre tranquillement, jusqu’à ce que mort s’ensuive. Aucun bruit. Pas un soupir. Tout cela s’opère dans le silence. On est venu, on tue, et l’on s’en va. Bonsoir. Le tour est joué, le camarade ne parlera pas.
La gaieté du capitaine redoubla.
– Le camarade ne parlera pas, reprit-il, et la justice, qui retrouvera son cadavre demain matin dans un jardin clôturé, ne comprendra rien à l’affaire. Et nous non plus, maman Coralie, et nous ne saurons jamais pourquoi ces gens-là voulaient vous enlever. Vrai ! si je ne vaux pas grand-chose comme gardien de prison, comme policier je suis au-dessous de tout.
Il continuait de se promener d’un bout à l’autre de la pièce. L’amputation de sa jambe, ou plutôt de son mollet, ne paraissait guère le gêner, et provoquait tout au plus à chaque pas, les articulations de la cuisse et du genou ayant gardé leur souplesse, un certain désaccord des hanches et des épaules. D’ailleurs sa haute taille corrigeait plutôt ce défaut d’harmonie, que la désinvolture de ses gestes et l’insouciance avec laquelle il avait l’air de l’accepter, réduisaient en apparence à d’insignifiantes proportions.
La figure était ouverte, assez forte en couleur, brûlée par le soleil et durcie par les intempéries, d’expression franche, enjouée, souvent gouailleuse. Le capitaine Belval devait avoir vingt-huit à trente ans. Il rappelait un peu par son allure ces officiers du Premier Empire auxquels la vie des camps donnait un air spécial, qu’ils gardaient par la suite dans les salons et près des femmes.
Il s’arrêta pour contempler Coralie dont le joli profil se détachait sur les lueurs de la cheminée, puis il revint s’asseoir à ses côtés, et il lui dit doucement :
– Je ne sais rien de vous.
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