Une bonne variante consisterait à être amoureux en bloc de toute une famille, aussi nombreuse que possible, et de m’en faire adopter.
Téléphone. Savoir maîtriser cet outil indispensable et tyrannique. Mon ami Wladimir Z. y est passé maître. Il prétend par exemple reconnaître l’identité de la personne qui l’appelle à la quantité et à la qualité de la sonnerie. Il faut le voir quand le téléphone sonne : il s’immobilise comme frappé de stupeur et vous impose le silence. Le visage levé vers les moulures du plafond, l’air inspiré, il prononce quelques noms, hésite, tâtonne, revient, enfin brusquement tranche pour untel ou unetelle. Et bien entendu décide aussitôt de ne pas décrocher, car il a horreur qu’on lui fasse la violence de s’introduire chez lui de la sorte.
Sa grande affaire, ce sont les liaisons féminines purement téléphoniques qu’il mène de front. Il choisit une victime – qu’il ne connaît bien sûr pas directement – et lui téléphone une première fois, de préférence en pleine nuit. Puis il s’excuse comme d’une erreur, mais ne raccroche pas sans avoir prononcé quelques mots propres à intriguer sa correspondante. Un autre jour, il rappelle à une heure savamment choisie et poursuit ainsi son œuvre d’intrigue. Enfin si l’entreprise réussit, il affole peu à peu sa victime et finit par nouer avec elle une étrange amitié amoureuse, mystérieuse, mystique, nourrie par des entretiens nocturnes de plusieurs heures parfois, pleins de confidences, silences, déclarations, obscénités, etc. Deux règles absolues : ne jamais mentir (car le mystère ne doit pas dégénérer en mystification. D’ailleurs la farce téléphonique n’est que le pressentiment caricatural par le vulgaire des jeux sublimes de Wladimir Z.). Et ne jamais chercher à connaître sa partenaire autrement que par le truchement téléphonique. C’est souvent sur cette seconde exigence que se brisent ses liaisons les plus longuement et amoureusement mûries. Il m’avoue n’avoir pas encore trouvé la complice idéale qui se contente indéfiniment de satisfactions purement téléphoniques, et veuille bien admettre qu’elles ne sont en rien une étape vers des relations plus palpables.
… Et tous l’abandonnèrent et prirent la fuite. Or un jeune garçon le suivait, enveloppé d’un drap sur son corps nu, et les soldats l’arrêtèrent. Mais il lâcha le drap et s’enfuit nu de leurs mains (Évangile selon saint Marc, XIV, 51).
Ce jeune garçon, c’était toi, Marc, et c’est pour cela que tu es le seul évangéliste à rapporter cet épisode discrètement érotique et humoristique du moment le plus tragique de la vie de Jésus, son arrestation au Jardin des Oliviers. Tous les autres ont fui, et, jeune garçon nu sous un drap, tu demeures seul avec Lui… Pour le reste, tu nous laisses le soin, deux mille ans plus tard, d’imaginer le comment, le pourquoi. Donc tu étais le seul des douze qui habitât Jérusalem. Ta maison était même à proximité du Jardin des Oliviers. Les onze et Jésus ayant décidé de nuiter dans leur manteau, sous les arbres, toi, tu regagnes ta chambre. Mais voici qu’au milieu de la nuit, tu es éveillé par le piétinement d’une troupe sous ta fenêtre. Il y a des cliquetis d’armes, des torches font danser des lueurs fantasques au plafond. Tu te précipites à ta fenêtre. La troupe envahit le jardin. Tu penses à tes camarades, à l’Ami Suprême que tu suis depuis des années. Sans prendre le temps de t’habiller, tu t’enveloppes dans l’un des draps de ton lit, et tu te jettes dehors. La suite, tu l’as racontée.
Reste le lit déserté, bouleversé, labouré de plis, sculpture molle qui garde le souvenir en creux de tes rêves et de tes angoisses en cette nuit tragique du premier Vendredi Saint de notre ère.
P.-S.
1 comment