Il s’agit d’une sorte d’ébriété légère, parfois même gaie, absolument inavouable, comme si la nature nous saoulait par quelque poison bienfaisant pour nous éviter de trop souffrir.

Cette sorte d’anesthésie naturelle joue pour moi en d’autres circonstances. Si je fais le compte des amis et amies perdus en X années, il y a certes de quoi être accablé. Et là, je ne parle plus des morts. Ceux-là, ils ne sont pas vraiment perdus, car je continue – et pour toujours – à leur parler en les berçant dans mon cœur. Non, je pense aux partis, aux oubliés, aux oublieux, aux engloutis dans les remous de l’existence. Et là, une constatation s’impose, toute personnelle, exceptionnelle peut-être, mais ce n’est pas sûr. Ces amis perdus, jamais, jamais, jamais je n’ai su, quand je les voyais pour la dernière fois, que c’était la dernière fois que je les voyais. Le phénomène est si régulier, si totalement exempt d’exception que j’en viens à croire à un mécanisme automatique de ma vie. La scène de rupture, celle des adieux-pour-toujours relèvent d’un théâtre médiocre et sont fatalement suivies de raccommodements, car il ne nous appartient pas de trancher à la place du destin. « Cette amie, cet ami, semble me dire la vie, tu ne les reverras plus. Mais pourquoi introduire un pathétique inutile dans tes relations ? Deviens donc pour un moment aveugle, sourd et obtus. Il sera bien temps plus tard de t’apercevoir que tu as perdu quelqu’un. Et oublie même le jour et l’heure de votre dernière rencontre, si bien que plus rien ne restera en ton esprit de cet effacement, aucune cicatrice ne marquera le souvenir de cet être. »

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Ombre. Le chemin de la vie va d’est en ouest. L’enfant marche le dos au soleil levant. Malgré sa petite taille, une ombre immense le précède. C’est son avenir, caverne à la fois béante et écrasée, pleine de promesses et de menaces, vers laquelle il se dirige, obéissant à ce qu’on appelle justement ses « aspirations ».

À midi, le soleil se trouvant au zénith, l’ombre s’est entièrement résorbée sous les pieds de l’adulte. L’homme accompli s’absorbe dans les urgences du moment. Son avenir ne l’attire ni ne l’inquiète. Son passé n’alourdit pas encore sa marche. Il ignore la nostalgie des années défuntes, comme l’appréhension du lendemain. Il fait confiance au présent, son contemporain, son ami, son frère.

Mais le soleil basculant vers l’occident, l’ombre de l’homme mûr naît et croît derrière lui. Il traîne désormais à ses pieds un poids de souvenirs de plus en plus lourd, l’ombre de tous ceux qu’il a aimés et perdus s’ajoutant à la sienne. D’ailleurs, il avance de plus en plus lentement, et s’amenuise à mesure que grandit son passé. Un jour vient où l’ombre pèse au point que l’homme doit s’arrêter. Alors il disparaît. Il devient tout entier une ombre, livrée sans merci aux vivants.

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Mon œuf et moi. On entend souvent dire que la carte de la terre ne comprend plus aucune zone blanche, que notre planète se trouve désormais totalement explorée, fouillée, recensée, et que c’est bien triste parce que la découverte et l’aventure sont devenues impossibles. J’écoute ce genre de discours d’une oreille distraite, car de l’autre oreille j’entends mille rumeurs venues de mon jardin et de mon village, si peu connus l’un et l’autre, si mal explorés, fouillés, recensés l’un et l’autre qu’une vie n’y suffirait pas. Et puis j’ai sous mon bonnet un gros œuf gris et blanc qui constitue à lui seul un continent, mieux une planète, mieux un système solaire dont l’exploration à peine entreprise nous invite au voyage le plus formidable, le plus vertigineux.

Ce voyage, la neurologie nous y invite, mais en même temps, elle le sème d’écueils.