Par exemple, le vieillissement. J’ai inauguré mes premières lunettes il y a peu de temps. Or voici qu’on m’annonce des nouvelles concernant mon cerveau tout à fait alarmantes. Ses cellules, me dit-on, ne se renouvellent pas, et elles meurent à raison de dix mille par jour. Et cela depuis ma naissance. Bref mon œuf gris et blanc fond sur ma tête, comme neige au soleil. Einstein disait : « Pour marcher au pas, point n’est besoin de cerveau, la moelle épinière suffit. » Est-ce à dire que bientôt je ne marcherai plus qu’au pas ?

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Alors là, je me rebiffe. Marcher au pas ? Je l’ai assez fait dans mon enfance. Comme beaucoup de jeunes, j’adorais les clans, les embrigadements, les mots d’ordre. Et puis, en vieillissant, j’ai commencé à secouer tout cela. J’ai balancé par-dessus bord les familles et les idéologies. J’ai cessé d’avoir peur de la solitude, de l’indépendance, des risques impliqués nécessairement par l’invention. Et à quarante ans, je me suis mis à écrire des livres, des livres que j’aurais été bien incapable de seulement imaginer quand j’avais vingt ans. Alors je dis : le cerveau tout neuf du bébé, oui. Mais l’apprentissage, l’expérience, la recherche tâtonnante, patiente, étendue sur toute une vie, cela compte aussi. Il y a d’abord le donné, et avec cela, on construit, on se construit.

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Dictionnaire : « Matrice : viscère où a lieu la conception. » À noter que cette définition convient aussi parfaitement au cerveau.

 

 

Enfant. Damien, neuf ans, en larmes parce qu’il vient de laisser tomber la clef de la maison à travers la grille de l’égout. On soulève ladite grille, et, ô miracle ! on découvre tout un trésor : deux clefs, un sifflet à roulette, des pièces de monnaie…

 

Votre idéal de bonheur ? Élever un enfant génial. Voir naître et s’épanouir ses dons éclatants. Pour toute œuvre littéraire, tenir le journal de ses progrès. Fondre en un seul sentiment tendresse et admiration.

 

Évangiles. Un point capital qui n’a pas été élucidé : lors de la Cène, Jésus boit-il lui aussi son propre sang, mange-t-il sa propre chair ?

 

Enfant. G.T., enseignant, me raconte qu’ayant fait remplir un questionnaire à ses élèves, un enfant africain, noir et silencieux comme l’ébène, a écrit : « Profession du père : roi. »

 

Le village, ensemble de toitures sèches et géométriques groupées autour du clocher pointu de l’église au milieu d’un tissu de labours humides, mous et gras, comme un fœtus osseux logé au sein du placenta nourricier.

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Chat. Sacha passe des heures immobile sur une chaise, contre la fenêtre, par la vitre de laquelle il regarde des oiseaux picorer du grain sur une mangeoire. Plaisir désespérant, âcre fascination d’une faim exaspérée par la proximité de la chose propre à l’assouvir, mais absolument inaccessible. C’est toute notre civilisation faite de vitrines où l’on ne peut « toucher » qu’avec ses yeux. Cette pseudo-morale du « bas-les-pattes » vient tout droit de l’Angleterre victorienne. Le nord de l’Europe est peu à peu envahi par une nouvelle sorte de bordels : le client et la fille sont séparés par une vitre. La fille se contorsionne, s’offre, etc. L’autre se satisfait comme il peut.