Je connais les biens-fonds de la contrée aussi bien que quiconque, et je ne me souviens pas d’avoir vu le nom de Samuel figurer sur aucun registre.
M. Elmer gagnait la porte.
– Je crois que le beau temps durera assez pour qu’on puisse rentrer le blé ! constata-t-il. Je vous demanderai peut-être de me dresser ce nouveau bail que j’ai passé avec Osson Clark.
Il sortit sur cette sorte de promesse.
M. Pfeiffer le vit grimper lourdement dans le boghei et détacher les guides. Il avait touché au bon endroit. M. Elmer était frappé d’épouvante ; et il y avait de bonnes raisons pour qu’il en fût ainsi.
Donnez à un chien un nom malencontreux, puis pendez-le. Donnez à un homme ou mieux à une femme un nom qui ne soit ni Marie, ni Jeanne, mais qui nous vient de quelque part des antipodes, et cette femme attirera à elle, grâce à son nom, toutes les qualités, tous les défauts qui en sont en quelque sorte une conséquence inévitable. Ceux qui avaient baptisé Octobre Jones étaient déjà parmi les ombres, bien que l’un d’eux eût vécu assez pour se repentir de cette témérité.
Octobre s’était fait, en diverses circonstances, appeler Doria Mabel, Mary Victoria ou Gloria Wendy. Au collège Mao Cube elle s’appelait Virginia Guinevese. Elle avait pris ce nom avant de quitter la maison et avait hardiment mis les initiales V. G. J. sur ses bagages.
– Décidément, je ne me débarrasserai jamais du « Jones », disait-elle pensivement en regardant avec dépit le « J ».
Son père était un homme de haute taille, aux grosses joues, à la longue barbe, les enfants ne l’avaient jamais intéressé. Octobre elle, l’ennuyait. Elle avait trouvé le moyen de lui chiper les livres de sa bibliothèque et de les abandonner dans le bûcher, dans les buissons, n’importe où la pluie l’avait surprise.
– Jones est décidément un nom bien mal venu ? » essaya-t-elle de lui suggérer, « ne pourriez-vous le changer, papa ? »
M. Jones poussa un soupir et se gratta le nez avec un coupe papier en écaille.
– Mon père, mon grand-père, mon aïeul et d’innombrables ancêtres s’en sont contentés.
Elle fronça les sourcils.
– Qui était le premier Jones ? demanda-t-elle. Il faudra que je m’occupe d’en connaître l’histoire. Ils ont dû sortir spontanément de leur protoplasmes.
– Spontanément, murmura M. Jones. Je voudrais, Octobre, que vous perdiez l’habitude…
Octobre poussa une espèce de petit grognement.
– Et Virginie ? En voilà un joli petit nom.
Il est vrai que son nom, Octobre, ne lui convenait pas du tout. Elle était toute blanche et rose, ses yeux étaient bleus comme un ciel de printemps, et ses cheveux dorés comme les moissons. Elle avait une manière de vous regarder tout à fait déconcertante. Les gens qui ne la connaissaient pas croyaient à un scepticisme provocant, tandis que ce n’était qu’un ardent désir d’apprendre.
Miss Washburton Flemming, directrice d’une école de jeunes filles, jugeait ainsi de son moral, dans une lettre adressée à M. Jones :
« Je voudrais vous rendre sensible une des caractéristiques d’Octobre qui aurait pu échapper à votre observation, c’est son extraordinaire romantisme, qui, lié à certaine exaltation d’esprit pourrait la conduire sur une voie que nous ne pourrions que déplorer. Il est bien regrettable que la chère enfant ait été tellement gâtée par l’amour aveugle d’une mère. Peut-être a-t-elle acquis aujourd’hui plus d’empire sur elle-même que quand elle a été remise entre nos mains… »
– Et quoi encore, murmura M. Jones en tournant le feuillet. Il y en avait encore trois pages, plus un post-scriptum de deux pages. Il laissa tomber la lettre. Il ne se souciait vraiment pas de connaître le degré de romantisme d’Octobre. Il payait régulièrement ses notes et n’avait aucun désir de lire ce qu’on pouvait avoir à lui écrire à son sujet. Il n’avait pas à s’occuper de ses robes, Dieu merci ! Sa femme en mourant avait laissé une certain revenu, administré par un beau-frère que M. Jones avait vu deux fois en sa vie, et avec lequel il ne s’était donc disputé que deux fois.
Ce beau-frère était un bibliophile, auteur d’un traité scolaire sur l’histoire du moyen âge en France. Octobre ne l’avait vu de bonne humeur que durant la dernière semaine de ses courtes vacances.
On l’avait toujours appelée Octobre, jamais Gloria Wendy ou Guinevese. Le seul surnom à peu près adapté qu’on lui avait donné était « Huit ». À une autre époque, elle eût été une Jeanne d’Arc. Elle avait pour les causes perdues d’avance une attraction irrésistible. Elle avait été tour à tour, dans son imagination ardente, leader socialiste, anarchiste, et femme véritablement chrétienne.
Contrariée dans la poursuite de ses revendications légitimes, elle devenait terrible, elle s’accrochait à ses projets les plus déraisonnables. Une interdiction lui faisait ôter ses souliers et courir pieds nus sur le banc de fer rougi de ses opinions.
Elle perdit son père, durant sa seconde année de pension.
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