Elle passa deux jours à essayer d’être affligée, de trouver en lui quelque chose qui le lui fît regretter. Elle confia à la directrice qui la consolait avec les phrases appropriées à la circonstance, qu’elle ne réussissait pas à éprouver du chagrin.

– Un père, et même une mère, n’ont rien de précieux en soi, déclara-t-elle à la supérieure terrifiée. On ne doit aux gens que ce qu’ils vous ont donné. Les parents ne sont chers que s’ils aiment leurs enfants, autrement ils ne sont que M. Jones ou M. Hobson. C’est ce que je ressens à l’égard de papa. J’ai bien essayé d’être affligée, mais la seule larme que j’aie pu tirer des mes yeux m’est venue à la pensée que j’étais orpheline. Les orphelines sont bien à plaindre.

Miss Washburton Flemming sentit qu’il était de son devoir de polir un angle dangereux.

– Votre père, ma chère enfant, a travaillé durement pour vous. Il vous a donné un home confortable, il vous a acheté tout ce que vous avez, et a payé votre éducation.

– Mais on l’aurait mis en prison s’il ne l’avait pas fait, répliqua Octobre. Je suis désolée, Miss Flemming, mais j’ai appris à me faire à ce sujet une opinion bien à moi. Je n’en vois aucune autre qui me convienne pour le moment.

En fait, son père ne lui avait rien laissé. Il n’avait pas de fortune, ainsi que le lui dit M. Elmer, un homme haut de taille et peu soigné. M. Jones ne vivait que d’une rente arrêtée à sa mort. M. Elmer, dont Octobre ne se souvenait qu’à peine, était son oncle, le beau-frère de sa mère et l’unique administrateur de la fortune de celle-ci. Il devint le tuteur d’Octobre et son hôte à contre-cœur.

Son changement d’existence lui fut d’abord une bienfaisante illusion. Elle passait de l’intense activité du pensionnat à la tranquillité de la maison de son oncle, la « Ferme des Quatre Hêtres ». C’était passer d’un tourbillon à une eau calme. Il est vrai qu’au bout de vingt-quatre heures, cette tranquillité avait tout de la stagnation des étangs, à la surface desquels se forme une écume verdâtre. Mme Adélaïde Elmer n’était qu’une mince compensation à tout ce qu’Octobre avait quitté.

Elle ne se rebella pas, quoique la rébellion fût son état habituel. La sauvagerie du tigre n’est pas affectée d’un changement de cage. Le dompteur actuel n’avait jamais eu qu’à dompter la sauvagerie de chats domestiques et ce chat sauvage montrant ses griffes l’étonnait et le vexait. Miss Flemming avait toujours eu la sagesse de faire alterner les périodes d’athéisme aigu et celles de piété profonde, elle était arrivée par ce moyen à un certain état de stabilité spirituelle tout à fait remarquable.

Mais Mme Elmer manquait de discernement, la charité n’était guère son fait. Elle avait été dressée à l’obéissance, à une foi aveugle dans la « Parole sacrée », et à un mutisme absolu en présence de ses aînés.

Le Révérend Stevens fut appelé, son aide invoquée. Il vint un samedi après-midi, portant dans ses immenses mains trois petits livres de conseil et de réconfort. Il n’impressionna nullement Octobre. Il avait reçu une éducation stricte qui avait fait ressortir en lui certains traits rudes que seule une grande expérience ou la bonté innée d’un grand cœur aurait pu mitiger.

– Il possède tous les tours et toutes les images de la théologie, mais il ne possède pas un seul tapis et mange avec les doigts, disait Octobre.

Mme Elmer, prenant ces mots à la lettre, en était restée sidérée.

– Jamais un homme meilleur n’a vu le jour, protestait-elle de sa voix d’orfraie. Il mange avec un couteau et une fourchette, comme vous, Octobre, je n’ai jamais entendu fausseté plus abominable !

Octobre ne discuta pas. Elle ne discutait jamais, à moins d’une victoire à gagner. Elle accepta avec une remarquable tranquillité le projet de mariage que lui présenta nerveusement M. Elmer.

– Vraiment ? demanda-t-elle avec intérêt. Et qui avez-vous trouvé ?

M. Elmer réprima le désir qu’il avait de s’étendre sur le sang-froid parfait que témoignait Octobre.

– J’en ai parlé à Lee Wasser…, commença-t-il.

Samuel Wasser fut présenté le lendemain. Il était parfaitement sûr de lui-même, et parla sans arrêt de son sujet favori.