Nom donné par les Innus au lac Saint-Jean.
5
Trois noms
Montréal
« Jimmy ?
— Quoi ? »
De ses yeux noirs comme le charbon, le vieil homme fixe la femme qui se tient sur le pas de la porte de sa popote mobile.
Grand et droit comme un chêne malgré son âge avancé, le Nakota a encore de larges épaules et des bras puissants. Mille taches brunes déposées au fil des ans constellent sa peau burinée par le temps. Ses rides profondes comme des sillons racontent une vie difficile. Pourtant, ce visage usé exprime la douceur d’un homme qui consacre ce qui lui reste de temps sur terre à aider ses semblables.
« Qu’est-ce que vous me voulez encore, l’avocate ?
— Je veux vous montrer une chose qui m’embête, Jimmy. Vous pourriez m’aider.
— On dirait que je ne fais que ça, jeune femme, par les temps qui courent », grogne-t-il de sa voix bourrue.
Jimmy a appris à se méfier des Blancs qui prétendent aider les Amérindiens. Les Indian lovers, comme il les appelle avec dédain. Trop souvent, ceux-ci ne s’intéressent à leur sort que le temps de réaliser un projet ou d’apaiser quelque remords secret.
Mais il doit bien avouer que cette femme lui paraît différente. Il s’en est méfié, au début, comme des autres. Force lui est maintenant d’admettre qu’Audrey Duval a aidé plusieurs des siens sans jamais demander quoi que ce soit en retour. Depuis des mois, il la voit traquer les anciens pensionnaires autochtones pour s’assurer qu’ils touchent l’indemnisation à laquelle ils ont droit.
« Oh, cessez de me lancer ce regard noir, Jimmy. Vos airs de vieux pirate bourru ne me font pas peur. »
Elle lui offre son plus beau sourire.
« Bon, bon, laisse tomber l’homme. Qu’est-ce que vous voulez encore ?
— Je suis certaine que si je vous le montre, vous arriverez à sourire, Jimmy. C’est sans douleur, vous savez ? Vous voulez essayer ? »
Il la fixe, silencieux et impassible. Audrey Duval croit un moment voir de la tristesse ou de la mélancolie dans ses yeux. À moins que ce ne soit de la colère ?
« Regardez ceci, Jimmy », dit l’avocate en lui tendant une feuille où sont inscrits une série de noms et de dates. Jimmy a déjà vu des listes semblables, qui énumèrent les pensionnaires amérindiens. Tous les noms qui y figurent ont été rayés, sauf trois.
« Il y a quelque chose que je ne comprends pas, enchaîne l’avocate. Regardez ces trois noms. Ce sont ceux de deux filles et d’un garçon entrés au pensionnat de Fort George le 15 août 1936. Mais la date de leur sortie de l’établissement ou de l’obtention de leur diplôme n’apparaît nulle part, c’est bizarre !
— Pourquoi donc ? Les Amérindiens sont les rois du décrochage après tout, n’est-ce pas ? s’impatiente Jimmy.
— Non, non, non, Jimmy. Ce sont les seuls que j’ai vus comme ça sur toute la liste. J’ai retracé tout le monde, sauf ces trois-là. »
L’avocate s’anime.
« J’ai vérifié le plumitif, comme pour les autres, et c’est là que ça se complique.
— Le plumi quoi ? l’interrompt brusquement le Nakota.
— C’est l’historique judiciaire. Avec le nom et la date de naissance, on obtient normalement toutes les condamnations d’une personne. De ses contraventions aux crimes qu’elle a commis. C’est un registre officiel facile à consulter. Alors je le fais systématiquement. »
Jimmy soupire.
« On n’a pas tous un casier judiciaire, jeune femme ! »
Mais l’avocate ne l’entend plus. Son débit s’accélère, ses mains volent. Son esprit cartésien cherche une solution.
« Bien sûr, tous mes clients n’apparaissent pas au plumitif, même si en vivant dans la rue on court davantage de risques de s’y retrouver un jour. Mais je n’ai même pas trouvé une contravention impayée. C’est bizarre, non ?
— Je n’ai pas d’auto, donc pas de contravention moi non plus, ma chère, avance Jimmy.
— Vous avez un autobus transformé en popote roulante, insiste l’avocate.
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