Mon père a passé la journée d’hier sur la plage à observer le lac. Il a longuement fixé l’horizon en silence. On aurait cru qu’il cherchait à deviner Pekuakami2. Comme s’il cherchait un signe. Mais il n’a rien dit. Alors je ne sais pas trop quand on partira, finalement. »

L’impatience s’entend dans la voix de l’adolescente. Elle aimerait avoir la sagesse, la patience de son père et de son grand-père, que rien ne semble jamais éprouver. Sa faiblesse la frustre.

Marie observe son amie d’un œil amusé.

« C’est sûr que ce n’est pas tellement ton genre de passer des heures à regarder un lac, toi, hein ?

— Tu peux bien parler, madame Quand-est-ce-qu’on-mange ? » siffle Virginie, espiègle.

Les deux filles éclatent de rire.

Ainsi sont faits les nomades, heureux de jeter le camp, davantage encore de le lever. La joie qui a empli leurs cœurs deux mois plus tôt, quand elles ont retrouvé le Pekuakami et ses vastes étendues tranquilles après un hiver passé dans le bois et les montagnes, a laissé place à l’excitation que fait naître en elles la perspective d’un long voyage : la remontée annuelle jusqu’au territoire.

Virginie et Marie ne sont pas les seules que la fébrilité a gagnées. La fièvre s’est emparée de toute la réserve. Et elle s’intensifie à mesure que l’heure du départ approche. Après un été à Pointe-Bleue, sur les berges du grand lac, les Innus se préparent à entreprendre la migration annuelle vers leurs territoires de chasse hivernaux. Bientôt, ils se disperseront dans la forêt pour ne revenir qu’à la fonte des glaces.

Le voyage prendra à chaque clan de quatre à six semaines en moyenne, selon la distance à parcourir pour atteindre leurs territoires respectifs. Il faudra remonter le courant, franchir de nombreux rapides, endurer les portages souvent longs et ardus pendant lesquels il faut escalader des montagnes abruptes. Chacun suivra ainsi son chemin, tracé au fil des générations.

Le territoire des familles de Marie et Virginie se trouve sur les rives du lac Manouane. Elles devront contourner le Pekuakami vers l’ouest. Le traverser en canot comporte trop de risques, car le lac se montre souvent imprévisible. Puis elles remonteront la rivière Péribonka jusqu’à l’embouchure de la rivière Manouane, qui se faufile vers l’est, entre d’imposantes montagnes et des falaises vertigineuses, jusqu’au lac.

Malgré les difficultés que tous connaissent d’avance, personne ne perçoit cela comme une épreuve. Au contraire. C’est un rituel qui fait partie d’une manière de vivre. Car, comme pour les oiseaux migrateurs, le raccourcissement des jours et le temps plus frais annoncent l’heure du grand départ, et chacun s’y prépare avec précaution. Il faut prévoir les vivres, les vêtements, les canots et tant de choses. Une fois partie, chaque famille ne pourra compter que sur elle-même.

Bientôt, Mashteuiatsh sera pratiquement déserte. Quelques personnes à peine y resteront, ceux qui ne se sentent plus la force de partir y passeront l’hiver.

Ce jour d’août, les deux jeunes filles, malgré l’excitation qui les anime, marchent d’un pas lent et sûr, comme elles ont appris à le faire de leurs parents et de leurs grands-parents.

Leur amitié existe depuis toujours, même si cela ne représente pas beaucoup de temps. Elles sont inséparables, liées par cette affection naturelle qui noue parfois les gens aux autres sans que l’on sache ni comprenne pourquoi. On les surnomme « les jumelles », et pourtant on ne pourrait imaginer deux êtres plus différents que Virginie et Marie. La première, grande et mince, possède des traits fins et délicats, de grands yeux d’un vert profond qui expriment parfois une certaine dureté qui surprend chez une personne de son âge. Petite et ronde, Marie se montre étonnamment solide. Si la première paraît trop sérieuse, la seconde semble toujours sur le point de s’esclaffer.

Virginie et Marie forment un couple de jumelles saisissantes à tout point de vue mais restent toutes deux des enfants de la forêt.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? » dit Marie, curieuse.

Les deux amies viennent d’émerger de la forêt et, du surplomb qui leur donne une bonne vue sur le village de tentes agglutinées autour du lac, elles observent un étrange attroupement.

« Des camions. »

1. Personnage mythique chez les Innus.

2.