Quel policier oserait donner une contravention à un organisme de bienfaisance, Jimmy ? De toute façon, à la vitesse où vous avancez, je vous assure que vous ne courez aucun risque. »

Audrey Duval sourit ; Jimmy roule des yeux.

« Là où ça se complique, poursuit-elle, c’est au Registre.

— Quel Registre ?

— Le Registre des Indiens, Jimmy. Vous savez que tous les Amérindiens du pays y figurent. C’est ridicule, quand on y pense, que le gouvernement canadien paye un fonctionnaire simplement pour tenir le compte des autochtones sur son territoire. C’est complètement archaïque. Et insultant en plus ! Vous ne trouvez pas ? »

Exaspéré, le vieux Nakota se contente de fixer le plafond. Il sait depuis longtemps qu’il ne lui sert à rien d’argumenter avec la jeune avocate, qui poursuit ses explications.

« Thomas Vollant, Virginie Siméon et Marie Nepton n’apparaissent pas au plumitif. Rien ! Les deux premiers n’apparaissent pas non plus au Registre des Indiens, alors que Marie Nepton, elle, y figure. Si je résume, nous avons trois adolescents qui entrent en 1936 au pensionnat à son ouverture puis, pouf, en disparaissent tous les trois à peu près en même temps. Et aujourd’hui, on ne retrouve la trace que d’une seule de ces trois personnes, qui vit maintenant au bout du monde.

— Où ça ? demande le Nakota.

— Pakuashipi ou un truc comme ça. C’est dans l’extrême est du Québec. Si loin qu’il n’existe même pas de route pour s’y rendre. Si Marie Nepton avait voulu se faire oublier, elle n’aurait pas pu mieux choisir. »

Jimmy se contente de hausser les épaules. Il a connu tant de gens qui ont voulu disparaître.

« Je m’excuse de vous importuner avec mes histoires, Jimmy. Je me demandais seulement si, vous qui connaissez tout le monde, le nom de Marie Nepton vous disait quelque chose.

— Jamais entendu parler, répond-il d’une voix lasse. Vous savez, je m’intéresse moins au nom des gens qui viennent ici qu’à leur état. Je ne fais que les nourrir ou les sortir du pétrin, moi. Et je ne comprends rien à vos documents.

— D’accord. Je vous laisse à vos casseroles, Jimmy. Je m’en occupe et je vous en donne des nouvelles.

— Ce n’est pas nécessaire, maître. »

Mais l’avocate a déjà tourné les talons, laissant derrière elle l’écho saccadé de ses escarpins sur le béton.

6

Le vol

Mashteuiatsh, août 1936

Virginie a le cœur lourd. Des larmes coulent sur ses joues. La rage gronde en elle, mais elle ne desserre pas les lèvres. À ses côtés, Marie pleure à gros sanglots.

Les deux amies sont alignées avec les autres enfants devant l’église.

« Tout le monde en rang ! Je veux que tout le monde se tienne droit ! » hurle l’homme en uniforme.

Virginie le fixe avec tout ce que son être peut contenir de haine.

« Je suis le sergent Laroux, de la Gendarmerie royale du Canada. Écoutez-moi. Vous allez monter dans l’autobus un à la fois. Tout se passera bien pour tout le monde. »

L’homme parle d’une voix puissante et autoritaire.

« L’autobus va vous emmener à Roberval, où un avion vous transportera au pensionnat. Je sais que vous n’avez jamais pris l’avion. Mais vous n’avez rien à craindre. Le voyage ne représente aucun danger et il vous permettra en plus de voir les environs de haut. »

Virginie en veut au monde entier, mais surtout à ses parents. Jeune et naïve, elle ne comprend pas ce qui lui arrive ni pourquoi elle doit partir, quitter sa famille. Elle ignore que, comme les autres parents obligés d’envoyer leurs enfants à l’autre bout du monde, ils sont en fait encore plus désemparés qu’elle.