Écrasées au fond de l’avion comme du bétail, les deux amies, comme les autres passagers, tremblent et ne voient rien du paysage qui défile sous elles, les rivières remontées, les arbres rétrécissant à mesure que l’avion progresse en direction du nord.

À mesure qu’il gagne en latitude, le pilote doit se battre contre des vents contraires qui secouent son appareil. Ce n’est qu’après un long et turbulent vol qu’il aperçoit enfin apparaître la mince ligne bleue de l’océan qui se profile à l’horizon et lui annonce qu’il peut amorcer sa descente.

Le pensionnat de Fort George se dresse sur une île située près de la côte, à l’embouchure de la Grande Rivière, dans la partie nord de la baie James où Cris et Inuits vivent en voisins, les premiers tournés vers la forêt, les seconds vers l’océan.

Virginie sent l’avion ralentir, puis perdre de l’altitude. Quand le train d’atterrissage touche le sol, elle comprend qu’ils ont atteint leur destination. Ils ne retrouveront les leurs que dans dix mois. Une éternité quand on n’a que quatorze ans.

Un vertige s’empare d’elle. Mais, de sa gorge nouée, aucun son ne parvient à sortir, même pas un soupir. L’adolescente serre très fort la main de Marie. Ensemble, elles tremblent, en silence.

7

La réserve

Basse-Côte-Nord du Québec

Le fuselage bleu du Beech 1900D d’Air Labrador file à plus de cinq cents kilomètres à l’heure dans le ciel étincelant. Ses deux puissants turbopropulseurs sifflent, et les vibrations provoquées par les hélices tournant à plein régime bercent les passagers.

L’appareil fonce, direction nord-est, en suivant la ligne de la côte à cinq mille mètres d’altitude, comme une route tracée sur une carte. À gauche, la forêt à perte de vue. À droite, l’océan où au-delà de l’horizon se profile Terre-Neuve, l’île aux rivages accidentés et aux falaises escarpées déchirées par le vent et l’Atlantique Nord.

La côte québécoise offre en comparaison un paysage paisible, une longue succession de plages sablonneuses, de criques et de rochers que l’océan a patiemment aplanis. Mais cette placidité apparente affichée du haut des airs est trompeuse. La Basse-Côte-Nord du Québec demeure un pays rugueux où, entre les tourbières, les épinettes noires s’agrippent tant bien que mal à des collines rocailleuses couvertes de mousse et de lichen.

Terre de Caïn, songe Audrey Duval en observant les collines arides défiler à perte de vue. Terre de Caïn. C’est ainsi en effet que beaucoup d’habitants appellent leur région. Située à l’extrême est du Québec, elle s’étend sur environ six cents kilomètres de rivage.

Cinq mille personnes y vivent regroupées dans quinze villages isolés les uns des autres. La route s’arrête à Natashquan, un peu à l’est de Havre-Saint-Pierre. Au-delà de ce point, il faut voyager par bateau ou en avion. Ou en motoneige en hiver. La population blanche, formée essentiellement de pêcheurs, vit entièrement tournée vers la mer. La forêt demeure le domaine des Innus.

L’avion entreprend sa descente. Les moteurs grondent. Des trous d’air le secouent sèchement à mesure qu’il perd de l’altitude.

L’avocate aperçoit maintenant les villages de Saint-Augustin et de Pakuashipi, installés de chaque côté de l’embouchure de la rivière Saint-Augustin, dont les eaux brunes coulent paresseusement entre des rives sablonneuses.

De gros bancs de sable clair, à fleur d’eau, dessinent d’inquiétantes formes sous-marines qui, à marée basse, surgissent des profondeurs. Un archipel rocailleux protège l’endroit du fleuve et de ses vents.

L’été, plusieurs des sept cents habitants de Saint-Augustin s’y installent pour pêcher l’aiglefin, le maquereau ainsi que nombre de mollusques et crustacés.

Pendant ce temps, les Innus de Pakuashipi prennent le chemin inverse et remontent la rivière vers l’intérieur des terres pour chasser ou piéger les animaux à fourrure et pour pêcher le saumon et la truite.

L’aéroport est situé du côté amérindien, mais ce n’est guère plus qu’une piste de brousse. Le pilote manœuvre pour placer son appareil face au vent. Le train d’atterrissage touche finalement le sol en soulevant des nuages de poussière.

Terre de Caïn, se répète l’avocate en regardant par le hublot les épinettes décharnées qui forment une haie impénétrable le long de la piste.

Le Beech s’immobilise près d’une camionnette attendant les passagers pour les conduire au bateau qui leur fera traverser la rivière du côté blanc. C’est là que se trouvent les deux seules auberges et les deux seuls restaurants à plus de cent kilomètres à la ronde.

Malgré son éloignement, la beauté rustique de Saint-Augustin attire une clientèle touristique suffisante pour générer un peu d’activité économique et permettre à quelques commerces de survivre. Mais aucun touriste ne vient pour visiter Pakuashipi, où vivent trois cents Innus. La réserve n’offre rien d’autre que le spectacle désolant de rues de terre, d’habitations dénuées de charme et mal entretenues.

Ceux qui n’ont jamais mis le pied dans une réserve amérindienne s’en font souvent une idée empreinte de romantisme. Malheureusement, la plupart n’offrent que le triste spectacle d’un village sans personnalité, sans attrait.