Le bateau se prépare à repartir. L’homme gonfle ses muscles endoloris, il est prêt. Au moment où le bateau se remet en marche en tremblant sur l’eau, l’homme bondit de sa cachette. Quelques enjambées lui suffisent pour atteindre le bastingage. Le bateau a déjà quitté le quai. Mais il saute sur la rampe de métal, puis se projette en avant. Une seconde, il a l’impression de voler au-dessus de l’eau.

Le pilote et son assistant n’ont pas eu le temps de réagir. Ils regardent avec étonnement cette ombre, sortie de nulle part, bondir vers le quai. Le pilote hésite un moment. Doit-il retourner au quai pour attraper le fuyard ? Non. Après tout, son travail consiste à conduire ce bateau et non à jouer au policier. De toute façon, il n’a jamais vu cet homme, et son sort lui importe peu.

Le fugitif a réussi à atteindre le quai d’un bond fulgurant et il court maintenant à grandes enjambées. Quelques passants l’ont vu sauter. Qui est-il ? Pourquoi file-t-il ainsi ?

Il fonce vers la forêt en s’éloignant de l’océan Arctique. Chaque foulée le rapproche de la lisière des arbres. Il sent son cœur cogner dans sa poitrine, ses tempes battre. Mais rien ne peut l’arrêter.

Au loin, le pilote le regarde. Il s’agit sûrement d’un fou, pense-t-il. Se sauver dans le bois, quelle idée ridicule ! Suicidaire. Personne ne peut survivre dans cette forêt. En bon marin, il se sent bien plus en sécurité au milieu de l’immensité d’eau glacée que dans cette mer d’arbres qui vient d’engloutir le fuyard.

Ce fou court à sa perte, se dit-il. Qui il est importe peu, maintenant, car plus personne n’en entendra jamais parler. Le pilote se retourne, le vent du large souffle sur son visage.

2

L’avocate et le Nakota

Montréal

Les escarpins résonnent sur le béton. Audrey Duval marche vite. Tout en elle exprime l’empressement. Sa façon de bouger, de parler, de regarder constamment sa montre, de surveiller les messages sur son téléphone cellulaire. Le temps, c’est ce dont elle manque le plus.

Elle avance entre les épaves humaines, tentant d’y reconnaître un visage. Sa silhouette fine et ses vêtements chics jurent avec la faune du quartier. Elle tient dans une main sa mallette noire d’avocate et, dans l’autre, une photo sur laquelle apparaît l’image d’un homme vieilli prématurément, au visage rond traversé de rides, aux cheveux en bataille, à la moustache clairsemée et au nez légèrement épaté. Il possède le regard triste et embrouillé de ceux qui ont abusé trop longtemps d’alcool et de drogue de mauvaise qualité.

« Avez-vous vu Ernest Picard ? »

L’homme à la barbe blanche, cernée de jaune, la regarde sans la voir vraiment.

« As-tu de l’argent pour un café ? » réussit-il à dire pour toute réponse.

L’avocate ne se décourage pas, donne quelques pièces puis continue son chemin.