Le journal racontait comment, au début du XXe siècle, les jeunes Amérindiens y avaient été envoyés de force par le gouvernement canadien, qui espérait ainsi les assimiler. Il expliquait que plus de cent cinquante mille Amérindiens, Inuits et Métis avaient été arrachés à leurs parents, volontairement coupés de leur culture et que beaucoup avaient subi des sévices, des agressions sexuelles.

L’histoire de ces établissements est bien connue au Canada anglais, moins au Québec. Audrey était au courant de l’existence des pensionnats autochtones. Mais ce qu’elle ignorait jusque-là, c’est que sur les cent trente-cinq établissements environ ouverts au pays, dix l’avaient été au Québec.

Comment un peuple qui lutte contre l’assimilation a-t-il pu tenter d’en assimiler un autre ? s’est dit la jeune femme.

L’idée lui paraissait d’autant plus inacceptable que les pensionnats étaient dirigés par le même clergé qui s’était autrefois posé en rempart contre l’assimilation des francophones aux anglophones.

L’article du journal mentionnait, et cela avait frappé la curiosité de l’avocate, qu’une entente était intervenue à la suite d’un recours collectif. Elle prévoyait une indemnisation totale de 1,9 milliard de dollars pour les anciens élèves. Mais le journal rapportait qu’un certain nombre d’autochtones ne réclamaient pas leur dû, comme s’ils avaient tout simplement disparu dans la nature.

Audrey a décidé de les aider. C’est une chose qui lui paraît à sa mesure. Elle n’est pas portée aux épanchements, elle est tout sauf fleur bleue, mais elle voit là une façon de faire sa part pour réparer une injustice. Cela lui semble plus pertinent que le litige au sujet d’un problème de zonage agricole qu’elle a réglé l’année précédente. Et cela ne devrait pas être trop difficile, en plus.

L’avocate a donc choisi un pensionnat au hasard. Comme elle avait visité l’été d’avant la région du Lac-Saint-Jean, elle a opté pour le pensionnat de Fort George, où les Innus de Mashteuiatsh, près de la petite ville de Roberval, ont été envoyés. Il s’agit de l’un des premiers établissements du genre ouvert au Québec.

Dans le reste du Canada, les écoles résidentielles s’étaient multipliées depuis la première partie du XIXe siècle. Fort George comptait deux pensionnats du genre. L’un anglican, l’autre francophone et catholique, dirigé par des pères oblats. C’est ce dernier que les jeunes Innus de Mashteuiatsh ont fréquenté autrefois et ce sont eux que l’avocate a choisi d’aider.

Dès le départ, la tâche s’est révélée plus compliquée que prévu. Beaucoup des anciens pensionnaires avaient quitté la réserve. Ils vivaient dans la rue ou s’étaient simplement volatilisés. Audrey Duval a tout de même réussi à retrouver quarante-quatre personnes. Ernest était le quarante-cinquième. Le cinquième pour qui elle arrive trop tard.

« Signez ici, maître. »

Le gardien de sécurité lui tend un registre. Audrey Duval le saisit d’un geste mécanique, y inscrit son nom et l’heure, puis signe.

« Au fond du corridor. Troisième porte à gauche. »

L’odeur de la morgue lui donne chaque fois la nausée. Ce parfum de produits chimiques et d’éther lui glace le sang. Le légiste qui l’accueille est un petit homme sec avec des lunettes rondes en corne posées sur le bout de son nez aquilin. Il ouvre un des tiroirs de métal qui forment le mur et en tire un corps. Audrey s’approche, place la photo à côté du visage du cadavre. Il n’y a pas de doute.

« C’est bien lui, dit-elle d’une voix lasse. Il s’appelle Ernest Picard. Né le 22 juillet 1943 à Pointe-Bleue, aujourd’hui Mashteuiatsh. Pas de famille connue. »

Le petit homme note les renseignements et la remercie d’un signe de tête.