Une vie brisée qui se termine dans un tiroir glacial et, pour lui, une simple information colligée dans un rapport.

« Quelle est la cause de la mort ? demande-t-elle.

— Je n’ai pas fait d’autopsie formelle, mais je dirais un mélange d’alcool, de médicaments et de drogue. Couperose sévère au visage, traces de manque de calcium sur les ongles. Il buvait plus qu’il ne mangeait. Un cas classique pour ce type de clientèle. Vous le connaissiez, maître ?

— C’était mon client », répond Audrey, songeuse.

Le médecin légiste pose son regard sur la femme, ses vêtements élégants soulignant sa silhouette svelte, ses souliers luisants, ses cheveux lustrés. Comment un ivrogne pouvait-il se payer une avocate pareille ? se demande-t-il. Le légiste referme le tiroir, renvoyant le corps à sa froide noirceur réfrigérée.

Carte du Québec

4

Deux amies

Mashteuiatsh, août 1936

Le corps étendu sur le sol est déjà raide. La fille le caresse doucement.

Des émotions contradictoires la traversent toujours quand elle attrape un lièvre dans un de ses pièges. Elle ressent un mélange de tristesse et de sens du devoir accompli.

« Pardonne-moi, petite bête. Merci de nous donner ta vie », murmure-t-elle en relâchant de ses doigts frêles le fil de laiton serré mortellement autour du cou.

Puis elle soulève délicatement l’animal et le dépose avec précaution au fond du grand sac, où deux autres se trouvent déjà.

« Hé, hé ! Virginie, la chasse est bonne aujourd’hui ! »

La voix gaie de Marie la sort de sa rêverie. Elle la ramène à la réalité, au vent qui souffle sur son visage, joue avec ses épais cheveux, fait frémir les lourdes branches autour d’elles et porte jusqu’au milieu de la forêt l’air frais du lac.

Virginie, toujours accroupie sur l’humus, relève la tête et pose les yeux sur son amie, qui l’observe, l’air joyeux. Ses yeux rieurs pétillent. De longues nattes encadrent son visage rond.

« Deux perdrix et trois lièvres ! dit Marie d’une voix haut perchée.

— Tu te prends pour Tshakapesh1 ? »

Les deux filles éclatent de rire. Leur rire franc exprime une confiance dans la vie qu’aucune épreuve n’a encore émoussée.

« Allez, Marie, on peut rentrer au campement maintenant, dit Virginie, satisfaite d’elle-même, car la chasse et la trappe avaient en effet été fructueuses.

— J’ai faim, lui répond Marie, les yeux pétillants.

— Tu as toujours faim ! » réplique Virginie en éclatant de rire.

Marie ne réplique rien. Son amie a raison. La faim lui vient toujours facilement. Surtout s’il y a du lièvre au menu.

Les deux filles suivent les sentiers étroits que leurs pas ont tracés au fil des jours d’été. Elles marchent, l’esprit tranquille, sous le ciel immense, le cœur d’autant plus léger qu’elles rapportent au clan leur part de gibier.

La chasse au gros gibier incombe aux hommes, qui traquent pendant des jours et des semaines le caribou, l’orignal, le chevreuil ou l’ours puis rapportent les peaux et la viande pour assurer la survie de la famille. Les femmes et les enfants s’occupent du campement et du quotidien. Ils chassent et trappent le petit gibier dans les environs.

Virginie rêve parfois d’expéditions de grande chasse au caribou dans les lointains monts Otish. Son grand-père lui a souvent parlé de ces montagnes à la beauté inquiétante. C’est déjà presque la toundra, là-haut. Elle rêve du jour où elle pourra y accompagner son père et son grand-père, comme sa mère le fait parfois. Elle rêve aussi aux rivières puissantes qui coulent au-delà de leur territoire vers le nord.

Ces cours d’eau mènent vers le territoire des Naskapis à l’est, des Cris à l’ouest et des Inuits au nord. Elle sait peu de choses sur eux. Son esprit, nourri de légendes et d’histoires fabuleuses racontées par les voix des anciens autour du feu, aime se laisser bercer vers ces contrées lointaines porteuses de mystères.

« Je t’emmènerai plus tard, lui a promis son père. Quand tu seras assez grande. Chaque chose en son temps, ma fille. »

Virginie sait bien que son père a raison. Même si elle se sent forte, si elle manie la carabine mieux que ses frères et si, malgré son âge et sa taille mince, elle arrive à traîner sa charge lors des portages sans se plaindre, elle sait que le temps n’est pas venu. Mais « plus tard » lui paraît si loin qu’elle doute que cela se produise vraiment.

« Tu crois que nous allons partir pour le territoire plus tôt, cette année ? demande Marie, puisque la fin de l’été annonce l’imminence du départ.

— Je ne sais pas.