Alors il s’endormit, mais d’un sommeil léger et interrompu souvent.

Il n’avait jamais rêvé, tant il avait l’habitude de bien dormir, ou, s’il avait rêvé, il ne s’en était jamais rendu compte en s’éveillant. Cette nuit-là, il rêva beaucoup ; il se voyait encore une fois perdu dans les dunes sans pouvoir en sortir, et puis il se trouvait tout à coup transporté dans son pays, dans sa maison, et il entendait son père qui comptait de l’argent en répétant sans cesse le même nombre, dix-huit, dix-huit, dix-huit. – C’était dix-huit livres qui avaient été promises au tailleur pour la première année d’apprentissage, et le tailleur en voulait vingt. Le père Doucy s’était obstiné, et il avait répété « dix-huit » jusqu’à ce que la chose fût acceptée. – Clopinet crut alors sentir la terrible main crochue du tailleur qui s’abattait sur lui. Il fit un grand cri et s’éveilla. – Où était-il ? Il faisait noir dans sa grotte comme dans un four. Il se souvint et se rassura ; mais tout aussitôt il ne sut que penser, car il entendit bien distinctement, et cette fois bien éveillé, une voix qui parlait à deux pas de lui et qui répétait dix-huit, dix-huit, dix-huit.

Clopinet en eut une sueur froide sur tout le corps ; ce n’était pas la voix forte et franche de son père, c’était une voix grêle et cassée, toute pareille à celle du tailleur au moment où il avait dit : dix-huit, dix-huit,... va pour dix-huit ! – Il était donc là ? il avait découvert la retraite de son apprenti, il allait l’emporter ? Clopinet éperdu sauta de son lit de rocher. Quelque chose tourbillonna bruyamment autour de lui et sortit de la grotte en répétant d’une voix aigre qui se perdit dans l’éloignement : dix-huit,... dix-huit !...

Le tailleur était donc venu là, peut-être pour s’y réfugier contre l’orage ? il n’avait pas vu Clopinet endormi, et à son réveil il en avait eu peur, puisqu’il se sauvait ! Cette idée que le tailleur était poltron, peut-être plus poltron que lui, enhardit singulièrement Clopinet. Il se recoucha avec son bâton à côté de lui, résolu à taper ferme, si l’ennemi revenait.

Quand il eut sommeillé un bout de temps, il s’éveilla encore ; l’orage avait passé, la lune brillait sur le gazon, à l’entrée de la grotte. Il avait plu, et les feuillages qui pendaient devant l’ouverture reluisaient comme des diamants verts. Alors Clopinet fut très étonné d’entendre, dans le calme de la nuit, le mugissement du taureau, le bêlement des chèvres et l’aboiement des chiens à très peu de distance. Il écouta, et cela se répéta si souvent qu’en fermant les yeux il aurait juré qu’il était dans sa maison et qu’il entendait ses bêtes. Pourtant il était bien dans sa grotte et dans le désert ; comment une habitation et des troupeaux pouvaient-ils se trouver si près de lui ?

D’abord ces bruits lui furent agréables, ils adoucissaient l’effroi de la solitude ; mais le dix-huit se fit encore entendre, répété à satiété par plusieurs voix qui partaient de différents côtés ; on aurait dit une bande de tailleurs éparpillés sur les pointes de la dune, qui le menaçaient en se moquant de lui. Clopinet ne put se rendormir ; il attendit le jour sans bouger et n’entendit plus rien. Il sortit de la grotte, regarda partout et ne vit personne. Seulement il y avait beaucoup d’oiseaux de mer et de rivage qui avaient dormi sur le haut des dunes et qui passaient au-dessus de lui. Il vit des vanneaux, au plumage d’émeraude, qui voltigeaient en faisant dans l’air mille cabrioles gracieuses, des barges de diverses espèces et un grand butor qui passait tristement, le cou replié sur son dos et les pattes étendues. Il ne connaissait pas ces oiseaux-là par leurs noms, il n’en avait jamais vu de près, parce qu’il n’y avait ni étang ni rivière dans son endroit et que les oiseaux de passage ne s’y abattaient pas. Il prit plaisir à les regarder, mais tout cela ne lui expliquait pas les bruits qui l’avaient étonné, et il résolut de savoir s’il y avait un endroit habité dans son voisinage.

Il s’agissait de sortir de son trou. Au grand jour, rien n’était plus facile, quoique le passage fût étroit et embrouillé de buissons épineux. Il le remarqua bien, et, sûr de ne plus se tromper, même la nuit, il monta sur un endroit plus élevé d’où il vit tout le pays environnant. Aussi loin que sa vue pût s’étendre, il ne trouva que le désert et pas la moindre trace de culture et d’habitation.

Il s’imagina alors que les diables de la nuit avaient voulu l’effrayer. Son frère François lui avait dit : « Il n’y a pas d’esprit sur la mer, sur la terre je ne dis pas ! » et ses parents croyaient à toute sorte de lutins, bons ou mauvais, qui donnaient la maladie ou la santé à leurs bêtes. Clopinet ne se piquait pas d’en savoir plus long qu’eux. Il n’avait jamais eu affaire à des esprits quelconques avant d’avoir passé la nuit dehors ; mais depuis ce moment-là il croyait aux esprits de la mer ; il pouvait donc bien croire à ceux de la terre, et il s’en inquiéta, car il avait lieu de les croire mal disposés pour lui. Peut-être voulaient-ils l’empêcher de demeurer dans la falaise, peut-être le tailleur était-il sorcier et avait-il le pouvoir de venir en esprit le tourmenter pendant la nuit. Tout cela était bien confus dans sa tête ; mais après tout, le fantôme qui disait dix-huit s’était enfui devant lui, et les autres n’avaient pas osé paraître.