Il aimait mieux s’apprendre à nager lui-même, et comme il se fiait à la mer, en un jour il nagea comme une mouette et sans savoir lui-même comment cela lui venait. Il faut croire que l’homme nage naturellement comme tous les animaux, et que c’est la peur seule qui l’en empêche.

Cependant comme les oiseaux nageaient plus longtemps que lui sans se fatiguer et voyaient mieux à travers l’eau de mer, il était loin de prendre autant de poisson qu’eux. Il renonça donc à lutter avec ces habiles plongeurs et il observa d’autres oiseaux qui ne plongeaient pas et fouillaient le sable encore mouillé avec leurs longs becs. Il fouilla aussi avec une petite pelle qu’il se fabriqua, et il trouva des équilles à discrétion ; l’équille est une petite anguille excellente qui abonde sur cette côte, et il en fit cuire pour son souper. S’il avait eu du pain, il se fût trouvé nourri comme un roi ; mais le sien était fini, et il n’osait pas encore se montrer pour en aller acheter à Villers.

Il résolut de s’en passer le plus longtemps qu’il pourrait et se mit en tête de trouver des œufs. C’était le temps des nids ; il ne savait pas que la plupart des oiseaux de mer n’en font pas, qu’ils pondent à nu ou presque à nu sur le sable ou dans les rochers. Il en trouva donc par hasard là où il n’en cherchait pas, mais ils étaient si petits que cela ne comptait guère ; les gros oiseaux qui devaient donner de gros œufs pondaient probablement tout en haut de la falaise, et il ne semblait pas possible à une personne d’aller jusque-là, car, si du côté du désert elle était de moitié moins haute que de celui de la mer, elle offrait encore par là un escarpement si raide, avec des veines de terre si friables, que le vertige vous prenait rien que de la regarder d’en bas.

Mais chaque jour qui s’écoulait rendait Clopinet moins poltron. Il apprenait à devenir prudent, c’est-à-dire brave avec tranquillité, et à raisonner le danger au lieu de le fuir aveuglément. Il étudia si bien les contours et les anfractuosités de la grande falaise, qu’il monta presque au faîte sans accident. Il fut bien récompensé de sa peine, car il trouva dans un trou quatre beaux œufs verts qu’il mit dans son panier, dont il avait garni le fond avec des algues. Il trouva là aussi de belles plumes, et il en ramassa trois qu’il mit à son bonnet. C’était trois plumes longues, minces et fines, blanches comme la neige, et qui paraissaient venir de la tête ou de la queue du même oiseau. Comme les œufs étaient tout chauds, il pensa bien alors que les mères venaient pondre ou couver la nuit et qu’il pourrait les surprendre et s’en emparer ; mais il pensa aussi que, pour un oiseau ou deux de pris, il effraierait tous les autres et risquerait de leur faire abandonner ce campement. Il préféra y trouver des œufs à discrétion quand il lui plairait d’y revenir et il les laissa tranquilles.

Huit jours s’étaient déjà passés, et Clopinet n’avait vu personne ni sur le rivage ni sur les dunes. Il avait été si occupé qu’il n’avait pas eu le temps de s’ennuyer ; mais quand il se fut bien installé et à peu près assuré de sa nourriture, quand les dunes et le rivage n’eurent plus un seul recoin qu’il n’eût exploré et fouillé, il en vint à trouver la journée longue et à ne trop savoir que faire du repos. Déjà il connaissait à peu près les habitudes de toutes les bêtes au milieu desquelles il vivait ; il eût souhaité connaître leurs noms, de quels pays elles venaient, raconter les observations qu’il avait faites, causer enfin avec quelqu’un. Le temps était très beau, le pied boueux des dunes séchait au soleil de mai et la plage redevenait un chemin praticable, aux heures de marée basse. Il vit donc apparaître quelques passants, et le cœur lui battit bien fort de l’envie d’aller leur parler, ne fût-ce que pour leur dire : « Il fait beau temps, il y a du plaisir à marcher. » Il n’osa pas, car, si on venait à lui demander qui il était et ce qu’il faisait là, que répondrait-il ? Il savait qu’on blâme les vagabonds et que parfois on les ramasse pour les mettre en prison. Il était trop simple et trop honnête pour se donner un faux nom et inventer une fausse histoire ; il aima mieux ne pas se montrer.

Cependant, un matin le vent d’est lui apporta un son de cloches et lui apprit que c’était dimanche. Par habitude il mit ses meilleurs habits, et puis il attacha les trois plumes blanches à son bonnet, il se chaussa bien proprement, et, bien peigné, bien lavé, il se mit à marcher sans trop savoir où il allait. Il avait coutume d’aller à la messe le dimanche. C’était jour de rencontre et de causerie avec les jeunes gars de sa paroisse, parents ou amis. On jouait aux quilles, on dansait quelquefois. Cette cloche qui sonnait, c’était un appel à la vie commune ; Clopinet ne comprenait pas qu’on pût rester seul le dimanche.

Qui sait s’il ne rencontrerait pas encore son frère François ? Il eût risqué beaucoup pour avoir des nouvelles de ses parents, il se risqua donc ; le tailleur devait être bien loin du côté d’Honfleur. Il coupa à vol d’oiseau à travers le désert et se trouva bientôt à deux pas au-dessus de Villers. Comme il n’y connaissait personne et que personne ne l’y connaissait, il espéra passer inaperçu, voir des figures de chrétiens et entendre le son de la voix humaine sans qu’on fit attention à lui. Cela lui était déjà arrivé dans cet endroit, puisqu’il y avait passé deux fois ; mais cette fois-ci il fut très étonné de voir que tout le monde le regardait et se retournait même pour le suivre des yeux.

 

 

V

 

Cela l’inquiéta, et il pensait à s’en retourner ; mais, comme il passait devant un boulanger, l’envie de manger du pain fut si grande qu’il s’arrêta sur la porte pour en demander.

– Combien en veux-tu, mon garçon ? lui demanda le boulanger, qui l’examinait d’un air de surprise enjouée.

– Pouvez-vous m’en donner un bien gros ? dit Clopinet, qui désirait en avoir pour plusieurs jours.

– Certainement, répondit le boulanger, et même deux, et même trois, si tu as la force de les emporter.

– Eh bien ! donnez-m’en trois, reprit Clopinet, je les porterai bien.

– Il y a donc bien du monde à nourrir chez vous ?

– Apparemment, répondit l’enfant, qui ne voulait pas faire de mensonges.

– Oh ! oh ! tu es bien fier ! Tu n’aimes pas à causer ? Tu ne veux pas dire qui tu es et où tu demeures, car je ne te connais point, et tu n’es pas du pays ?

– Non, je ne suis point d’ici, répondit Clopinet ; mais je n’ai pas le temps de causer. Donnez-moi mes trois pains, s’il vous plaît, et dites-moi ce qu’il faut vous donner d’argent.

– Ah dame ! ça fait de l’argent, car le pain est très cher ici ; mais, si tu veux me donner les trois plumes que tu as à ton bonnet, tu pourras revenir tous les dimanches pendant un mois chercher autant de pain qu’aujourd’hui sans que je te demande d’argent. Tu vois que je suis raisonnable, et tu dois être content.

Clopinet crut d’abord que le boulanger se moquait de lui ; mais, comme cet homme insistait, il lui vint tout à coup assez de jugement dans l’esprit pour se dire que ses trois plumes devaient être quelque chose de rare et que c’était cela que le monde regardait et non pas lui. Il les ôta vitement, et le boulanger tendait déjà la main pour les prendre quand Clopinet, qui ne tenait pas à l’argent, parce qu’avec ses deux gros écus il se croyait riche pour toute sa vie, refusa de donner ces plumes si belles et qu’il avait été chercher si haut, au péril de sa vie.