Je suis perdu, je ne sais pas où est la mer, qui peut-être serait meilleure pour moi ; je ne sais pas de quel côté est mon pays et si je retrouverai jamais ma maison. Peut-être que la terre s’est aussi fâchée contre mes parents et qu’ils n’existent plus !

Comme il pensait cela, il entendit passer au-dessus de sa tête quelque chose de très surprenant. C’était une quantité de petites voix plaintives qui semblaient appeler du secours ; ce n’était pas des cris d’oiseau, c’était des voix de petits enfants, si douces et si tristes, que le chagrin et la détresse de Clopinet en augmentèrent et qu’il cria : – Par ici, par ici, petits esprits, venez pleurer avec moi ou emmenez-moi pleurer avec vous, car au moins vous êtes tous ensemble pour vous plaindre, et moi je suis tout seul.

Les petites voix continuaient à passer, et il y en avait tant que cela passa pendant un quart d’heure sans faire attention à Clopinet, bien que peu à peu sa voix, à lui, se fût mise à l’unisson de cette douce plainte. Enfin elles devinrent plus rares, la grande troupe s’éloignait ; il ne passa plus que des voix isolées qui étaient en retard et appelaient d’un accent plein d’angoisse pour qu’on les attendît. Quand Clopinet, qui courait toujours sans pouvoir les suivre, entendit passer celle qu’il jugea devoir être la dernière, il fut désespéré, car ces compagnons invisibles de son malheur avaient adouci son chagrin, et il se retrouvait dans l’horreur de la solitude. Alors il s’écria : Esprits de la nuit, esprits de la mer peut-être, ayez pitié, emportez-moi !

En même temps il fit en courant un grand effort, comme pour ouvrir ses ailes, et, soit que le désir qu’il en avait lui en eût fait pousser, soit que tout ceci fût un rêve de la fièvre et de la faim, il sentit qu’il quittait la terre et qu’il s’envolait dans la direction que suivaient les esprits voyageurs. Emporté dans l’air grisâtre, il crut voir distinctement des petites flèches noires qui volaient devant lui ; mais bientôt il ne vit plus rien que du brouillard et il appela en vain pour qu’on l’attendît. Les voix avançaient toujours, pleurant toutes ensemble, mais allant plus vite que lui et se perdant à travers la nue. Alors Clopinet sentit ses ailes se fatiguer, son vol s’appesantir, et il descendit, descendit, sans tomber, mais sans pouvoir s’arrêter, jusqu’au pied de la dune. Dès qu’il toucha la terre, il agita ses bras, et s’imagina que c’était toujours des ailes qui pourraient repartir quand il ne serait plus fatigué. Au reste, il n’eut pas le loisir de s’en tourmenter, car ce qu’il voyait l’occupait tellement qu’il ne songeait presque plus à lui-même.

La nuit était toujours voilée, mais pas assez sombre pour l’empêcher de distinguer les objets qui n’étaient pas très éloignés. Il était assis sur un sable très fin et très doux, parmi de grosses boules rondes et blanchâtres qu’il prit d’abord pour des pommiers en fleur. En regardant mieux et en touchant celles qui étaient près de lui, il reconnut que c’était de grosses roches pareilles à celles qu’il avait vues sur le haut des dunes, et qui avaient glissé, il y avait peut-être longtemps, jusque sur la plage.

C’était une belle plage, car en cet endroit-là la mer venait chaque jour jusqu’au pied de la dune balayer la boue qui tombait de cette montagne marneuse. Le sable était d’ailleurs lavé en mille endroits par de petits filets d’eau douce qui filtraient le long de la hauteur et se perdaient sans bruit et sans bouillonnement dans l’eau salée ; mais, comme la marée n’était pas encore tout à fait montée, tout en entendant le bruit de la vague qui approchait, Clopinet ne voyait encore que cette longue et pâle bande de sable humide que perçait une multitude de masses noires plus ou moins grosses et toutes plus ou moins arrondies.

Clopinet n’avait plus peur ; il regardait ces masses immobiles avec étonnement. C’était comme un troupeau de bêtes énormes qui dormait devant lui. Il voulut les voir de près et avança sur le sable jusqu’à ce qu’il pût en toucher une. C’était une roche pareille à celle qu’il venait de quitter ; mais pourquoi était-elle noire, tandis que celles du rivage étaient blanches ? Il toucha encore et amena à lui quelque chose comme une énorme grappe de raisins noirs. Il avait faim, il y mordit, et ne trouva sous sa dent que des coquilles assez dures ; mais ses dents étaient bonnes et entamaient de petites moules excellentes. Aussitôt il les ouvrit avec son couteau et apaisa sa faim, car il y avait de ces moules à l’infini et c’était ce revêtement épais de coquillages qui rendait noirs les cailloux blancs tombés comme les autres du sommet et des flancs de la dune.

Quand il eut bien mangé, il se sentit tout ranimé et redevint raisonnable. Il ne se souvint plus d’avoir eu des ailes et pensa qu’il avait roulé doucement le long des marnes en croyant voler dans les nuages.

Alors il monta sur une des plus grosses roches noires et regarda ce qu’il y avait au-delà. Il revit passer ces longs éclairs pâles qu’il avait déjà vus d’en haut et qui paraissaient raser le sol. Qu’est-ce que ce pouvait être ? Il se rappela que son oncle avait dit devant lui que l’eau de mer brillait souvent comme un feu blanc pendant la nuit, et il se dit enfin que ce qu’il voyait devait être la mer. Elle était tout près et avançait vers les roches, mais si lentement et avec un mouvement si régulier et un bruit si uniforme que l’enfant ne se rendit pas compte du terrain qu’elle gagnait et resta bien tranquille sur son rocher, à la regarder aller et venir, avancer, reculer, se plisser en grosses lames, s’élever pour s’abattre aussitôt et recommencer jusqu’à ce qu’elle vînt s’aplatir sur la grève avec ce bruit sec et frais qui n’est pas sans charme dans les nuits tranquilles et appelle le sommeil, pour peu qu’on y soit disposé.

Clopinet n’y put résister ; il était peut-être dix heures du soir, et jamais il n’avait veillé si tard. Son lit de roches et de coquillages n’était pas précisément mollet ; mais quand on est bien las, où ne dormirait-on point ? Pendant quelques instants, il fixa ses yeux appesantis sur cette mince nappe argentée qui s’étend mollement sur le sable, qui avance encore au moment où la vague recule déjà, qui est reprise et poussée plus avant quand elle revient. Rien n’est moins effrayant que cette douce et perfide invasion de la marée montante.

Clopinet vit bien que la bande de sable se rétrécissait devant lui et que de petits flots commençaient à laver le pied de son rocher. Ils étaient si jolis avec leur fine écume blanche qu’il n’en prit aucun souci. C’était la mer, il la voyait, il la touchait enfin ! Elle n’était pas bien grande, car au-delà de cinq ou six lames il ne voyait plus rien qu’une bande noire perdue dans la brume. Elle n’avait rien de méchant, elle devait bien savoir qu’il avait toujours souhaité de vivre avec elle. Sans doute elle était raisonnable, car l’oncle marin parlait souvent d’elle comme d’une personne majestueuse et respectable. Cela fit songer à Clopinet qu’il ne l’avait pas encore saluée, et que ce n’était point honnête.