Tout appesanti par le sommeil qui le gagnait, il souleva poliment son bonnet de laine, et, laissant retomber sa tête sur son bras gauche étendu, il s’endormit en tenant toujours son bonnet dans la main droite.

 

 

III

 

Cependant, au bout de deux heures, il fut réveillé par un bruit singulier. La mer battait le rocher avec tant de force qu’il paraissait trembler, et même Clopinet ne vit plus de rocher ; il vit un gros ourlet d’écume tout autour de lui. La marée était haute, et l’enfant ne comprenait rien à ce qui lui arrivait. Il voulut se sauver du côté par où il était venu, mais il y avait autant d’eau d’un côté que de l’autre, et toutes les roches noires avaient absolument disparu. Le flot montait jusqu’au pied des roches blanches, et semblait vouloir monter encore plus haut. Clopinet essaya de mettre ses jambes dans l’eau pour voir si elle était profonde. Il ne sentit pas le fond, mais il sentit que, s’il lâchait le rocher, la vague allait l’emporter. Alors il se jugea décidément perdu, pensa à sa mère et ferma les yeux pour ne pas se voir mourir.

Tout d’un coup il entendit au-dessus de lui les petites voix qui l’avaient appelé sur la dune, et le courage lui revint. Il avait déjà volé pour descendre de là-haut, il pouvait bien voler encore pour y retourner. Il imita le cri de ces esprits invisibles, et il les entendit planer sur lui comme s’ils tournaient en rond pour l’appeler et l’attendre. Il fit de nouveau un grand effort avec ses bras, qui le soutinrent comme des ailes, et il s’éleva dans les airs ; mais il sentit qu’il ne volait pas bien haut et qu’il planait sur la mer, allant, venant, effleurant les vagues, se reposant sur le rocher, se remettant à voltiger, à nager, et trouvant à cela un plaisir extrême.

L’eau de mer lui semblait tiède, il s’y soutenait sans effort comme s’il n’eut fait que cela toute sa vie, et puis il eut envie de voir dedans. Il ferma ses ailes et y plongea la tête. L’eau était tout en feu blanc qui ne brûlait pas. Enfin il se sentit fatigué, et, revenant à son rocher, il s’y rendormit profondément, bercé par le beau bruit des vagues et par la douce voix des esprits, qui continuaient à faire de petits cris d’enfant dans les airs.

Quand il s’éveilla, le soleil se levait dans un brouillard argenté qui s’en allait par grandes bandes autour de l’horizon. Un vent frais plissait la mer verte, et du côté du levant elle avait de grandes lames roses et lilas ; l’horizon se dégageait rapidement, et le rocher où Clopinet avait dormi était assez élevé pour qu’il vît combien la mer était grande. Elle était moins tranquille que la veille, mais elle était beaucoup plus loin, et il voulut la voir de près en plein jour. Il courut sur le sable, peu soucieux de mouiller ses jambes dans les grandes flaques qu’elle avait laissées, et il ne fut content que lorsqu’il en eut jusqu’aux genoux. Il ramassa quantité de coquillages différents qui tous étaient bons et jolis ; puis il retourna au pied de la dune pour boire aux petites sources un peu saumâtres, mais moins âcres que l’eau de mer qu’il avait goûtée. Il était si content de voir cette grande chose dont il avait tant rêvé, qu’il ne pensait plus à retourner chez lui. Il avait presque oublié tout ce qui lui était arrivé la veille. Il allait et venait sur le rivage, regardant tout, touchant à tout, essayant de se rendre compte de tout. Il vit au loin passer des barques, et il comprit ce que c’était en distinguant les hommes qui les montaient et les voiles que le vent enflait. Il vit même un navire à l’horizon et crut que c’était une église ; mais cela marchait comme les barques, et son cœur battit bien fort. C’était donc là un vaisseau, une de ces maisons flottantes sur lesquelles son oncle avait voyagé ! Clopinet eût voulu être sur ce bâtiment et voir où finissait la mer, au-delà de la ligne grise qui la séparait du ciel.

Il ne pensait plus au tailleur, lorsque la peur lui revint à cause d’une personne qu’il aperçut au loin, marchant sur le rivage et se dirigeant de son côté ; mais il se rassura bien vite en voyant que c’était un homme fait comme les autres, et même il lui sembla reconnaître son frère aîné François, celui qui, la veille, avait montré le poing au tailleur, car François détestait le tailleur et chérissait son petit Clopinet.

C’était lui, c’était bien lui, et Clopinet courut à sa rencontre pour se jeter dans ses bras.

– Et d’où viens-tu, d’où sors-tu ? s’écria François en l’embrassant. Il n’est que sept heures du matin ; tu ne viens pas de Dives. Où donc as-tu passé la nuit ?

– Là, sur cette grosse pierre noire, dit Clopinet.

– Comment ! sur la Grosse-Vache ?

– Ce n’est pas une vache, mon François, c’est une pierre pour de vrai.

– Eh ! je le sais bien ! Toi, tu ne sais pas qu’on appelle ces pierres-là les Vaches-Noires ? Mais pendant la marée, où étais-tu ?

– Je ne sais point ce que tu veux dire.

– La mer qui monte jusqu’ici, jusqu’à ces pierres qu’on appelle les Vaches-Blanches ?

– Ah ! oui, j’ai vu cela, mais les esprits de la mer m’ont empêché de me noyer.

– Il ne faut pas dire de folies, Clopinet ! il n’y a pas d’esprits sur la mer ; sur la terre, je ne dis pas...

– Qu’ils soient de la terre ou de la mer, reprit Clopinet vivement, je te dis qu’ils m’ont porté secours.

– Tu les as vus ?

– Non, je les ai entendus. Enfin me voilà, et même j’ai bien dormi tout au beau milieu de l’eau.

– Alors tu peux dire que tu as eu une fière chance ! Je sais bien que cette Grosse-Vache-là, étant la plus haute, est la seule que la marée ne couvre pas tout à fait quand la mer est tranquille ; mais s’il était venu le moindre coup de vent, elle eût monté par-dessus, et c’était fini de toi, mon pauvre petit.

– Bah ! bah ! je sais très bien nager, plonger, voler au-dessus des vagues, c’est très amusant.

– Allons ! allons ! tu me dis des bêtises. Tes habits ne sont pas mouillés. Tu as eu peur, tu as eu faim et froid ; pourtant tu n’as pas l’air malade. Mange le pain que je t’apporte, et bois un bon coup de cidre que j’ai là dans ma gourde, et puis tu me raconteras raisonnablement comment tu as quitté ce chien de tailleur, car je vois bien que tu t’es sauvé de ses griffes.

Clopinet raconta tout ce qui s’était passé.