– Eh bien ! répondit François, j’aime autant qu’il n’ait pas eu le temps de te faire souffrir, car c’est un méchant homme, et je sais qu’il a fait mourir des apprentis à force de les maltraiter et de les priver de nourriture. Notre père ne veut pas croire ce que je lui dis, et il a persuadé notre mère que j’en voulais à cet homme-là et ne disais point la vérité. Tu sais qu’elle craint beaucoup le père et veut tout ce qu’il veut. Elle a beaucoup pleuré hier et n’a pas soupé ; mais ce matin elle l’a écouté, et tous deux s’imaginent que ton chagrin est passé comme le leur, que tu es déjà habitué à ton patron. Il n’y a pas moyen de leur faire penser le contraire, et, si tu reviens chez nous, tu es bien sûr que le père te corrigera et te reconduira lui-même ce soir à Dives, où le tailleur, qui ne demeure nulle part, doit, à ce qu’il a dit, passer deux jours. La mère ne pourra pas te défendre, elle ne fera que pleurer. Si tu m’en crois, tu iras trouver ton oncle Laquille, qui demeure à Trouville. Tu lui diras de te faire entrer mousse dans la marine, et tu seras content, puisque c’est ton idée.
– Mais on ne voudra pas de moi pour marin, répondit Clopinet tout abattu. Papa l’a dit, un boiteux n’est pas un homme, on n’en peut faire qu’un tailleur.
– Tu n’es pas si boiteux que ça, puisque tu as couru toute la nuit sans sabots dans ce vilain endroit qu’on appelle le désert. Est-ce que tu as attrapé du mal ?
– Nenni, dit Clopinet, seulement je suis plus fatigué de ma jambe droite que de la gauche.
– Ce n’est rien, tu n’as pas besoin d’en parler. Çà, que veux-tu faire ? Si le père était là, il me commanderait de te reconduire bon gré mal gré au tailleur, et je ne le ferais point avec plaisir, car je sais ce qui t’attend chez lui ; mais il n’y est pas, et, si tu veux, je vais te conduire à Trouville. Ce n’est pas loin d’ici, et je serai encore revenu chez nous ce soir.
– Allons à Trouville, s’écria Clopinet. Ah ! mon François, tu me sauves la vie ! Puisque la mère n’est pas malade de chagrin, puisque le père n’a pas de chagrin du tout, je ne demande qu’à m’en aller sur la mer, qui me veut bien et qui n’a pas été méchante pour moi.
Ils arrivèrent à Trouville au bout de trois heures ; c’était dans ce temps-là un pauvre village de pêcheurs, où l’oncle Laquille, établi sur la grève, avait une petite maison, une barque, une femme et sept enfants. Il reçut très bien Clopinet, l’approuva de ne pas vouloir descendre à l’ignoble métier de tailleur, écouta avec admiration le récit de la nuit qu’il avait passée sur la Grosse-Vache, et jura par tous les jurons de terre et de mer qu’il était destiné aux plus belles aventures. Il promit de s’occuper dès le lendemain de son admission soit dans la marine marchande, soit dans celle de l’État.
– Tu peux, ajouta-t-il en s’adressant à François, retourner chez tes parents, et, comme je sais que le père Doucy a la tête dure, tu feras aussi bien de lui laisser croire que le petit est avec son patron. Je le connais, ce crabe de tailleur, c’est un mauvais drôle, avare, cruel avec les faibles, poltron avec les forts. J’avoue que je serais humilié d’avoir un neveu élevé si salement. Va-t’en, François, et sois tranquille, je me charge de tout. Voilà un garçon qui fera honneur à sa famille. Laisse-leur croire qu’il est à Dives. Il se passera peut-être deux ou trois mois avant que Tire-à-Gauche retourne chez vous. Quand ton père saura que le petit a filé, il sera temps de lui dire qu’il est sur la mer et qu’il n’y reçoit de coups que de mains nobles – des mains d’homme, des mains de marin ! La dernière des hontes, c’est d’être rossé par un bossu.
François trouva tout cela fort juste et Clopinet aussi. L’idée d’être corrigé sans être coupable n’entrait pas dans ses prévisions. Le tailleur seul était capable d’une cruauté gratuite. François s’en retourna donc et fit comme il était convenu. En partant, il remit à son petit frère un paquet de hardes que la mère Doucette avait bien rapiécées, des chaussures neuves et un peu d’argent, auquel il ajouta de sa poche deux beaux grands écus de six livres et un petit sac de liards, afin que Clopinet n’eût à changer son argent que dans les grandes occasions. Il l’embrassa sur les deux joues, et lui recommanda de se bien conduire.
L’oncle Laquille était un homme excellent, très exalté, même un peu braque, doux comme quelqu’un qui a beaucoup souffert et beaucoup peiné avec patience. Il avait voyagé et savait pas mal de choses, mais il les voyait en beau, en grand, en laid ou en bizarre dans ses souvenirs, et surtout quand il avait bu beaucoup de cidre, il lui était impossible de les dire comme elles étaient. Clopinet l’écoutait avec avidité et lui faisait mille questions. À l’heure du souper, madame Laquille rentra et Clopinet lui fut présenté.
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