C’était une grande femme sèche, vêtue d’un vieux jupon sale et coiffée d’un bonnet de coton à la mode du pays ; elle avait plus de barbe au menton que son mari et ne paraissait point habituée à lui obéir. Elle ne fit pas un très bel accueil à Clopinet et Laquille fut obligé de lui dire bien vite que sa présence chez eux n’était pas pour durer ; elle lui servit à souper en rechignant et en remarquant avec humeur qu’il avait un appétit de marsouin.

Le lendemain, Laquille fit ce qu’il avait promis. Il conduisit Clopinet chez divers patrons de barque, qui, le voyant boiter, le refusèrent. Il en fut de même quand il le présenta aux hommes chargés de recruter pour la marine du roi. Le pauvre Clopinet rentra bien humilié au logis de son oncle, et celui-ci fut forcé d’avouer à sa femme qu’ils n’avaient réussi à rien, parce que l’enfant avait une jambe faible, et que, n’ayant pas été élevé au bord de la mer, il n’avait pas non plus la mine hardie et la tournure leste qui conviennent à un marin.

– J’en étais bien sûre, répondit madame Laquille. Il n’est bon à rien, pas même à faire un lourdaud de paysan. Tu as eu grand tort de t’en charger, tu ne fais que des sottises quand je ne suis pas là. Il faut le conduire au tailleur ou à ses parents. J’ai assez d’enfants comme ça et ne me soucie point d’un inutile de plus à la maison.

– Patience, ma femme ! répondit Laquille. Il est possible que quelqu’un veuille de lui pour aller à la pêche de la morue.

Madame Laquille haussa les épaules. Le village regorgeait d’enfants déjà dressés à la pêche, et personne ne voudrait de celui-ci qui ne savait rien et n’intéressait personne. Laquille s’obstina à essayer dès le lendemain, mais il échoua. Tout le monde avait plus d’enfants que d’ouvrage à leur donner. Madame Laquille s’écria que, pour son compte, elle en avait trop et n’entendait pas en nourrir un de plus. Laquille lui demanda de prendre patience encore quelques jours et mena Clopinet à la pêche. Ce fut un grand plaisir pour l’enfant, qui oublia tous ses chagrins en se sentant enfin ballotté sur cette grande eau qu’il aimait tant. – C’est pourtant un gars solide, disait Laquille en rentrant ; il n’a peur de rien, il n’est pas malade en mer, et même il a le pied marin. Si je pouvais le garder, j’en ferais quelque chose.

Madame Laquille ne répondit rien ; mais, quand la nuit fut venue et que tous les enfants furent couchés, Clopinet, qui ne dormait pas, car l’inquiétude le tenait éveillé, entendit la femme au bonnet de coton dire à son mari : – En voilà assez ! Le tailleur doit passer ici demain matin pour aller chercher des marchandises à Honfleur ; j’entends que tu lui rendes son apprenti ; il saura bien le mettre à la raison. Il n’y a rien de tel pour rendre les enfants gentils que de les fouailler jusqu’au sang.

Laquille baissa la tête, soupira et ne répondit point. Clopinet vit que son sort était décidé, et que, pas plus que sa mère, son oncle ne le préserverait du tailleur. Alors, résolu à se sauver, il attendit que tout le monde fût endormi et se leva tout doucement. Il mit ses habits, prit son paquet qui lui servait d’oreiller et s’assura que son argent était dans sa poche, se disposant à quitter son lit. C’était un drôle de lit, je dois vous le dire. Comme tous les enfants de Laquille étaient couchés bien serrés avec le père et la mère dans les deux seules couchettes qu’il y eût dans la maison, on avait mis une botte d’algues pour Clopinet dans une petite soupente qui donnait contre une lucarne et où il fallait monter avec une échelle. Il allongea donc un pied dans l’obscurité pour trouver le barreau de cette échelle ; mais il ne sentit rien, et se souvint que madame Laquille l’avait retirée pour grimper à son grenier, qui était en face, à l’autre bout de la chambre. Clopinet souleva une petite loque qui servait de rideau à sa lucarne et vit qu’il faisait une nuit claire. Il put s’assurer ainsi que l’échelle était hors de portée et qu’il n’était pas possible de sauter de si haut dans la chambre sans se casser le cou.

Chose singulière, il ne pensa point à ses ailes. Son frère s’étant moqué de lui à ce sujet, il n’avait osé en reparler à personne et il se disait qu’il les avait peut-être rêvées. Pourtant il fallait partir et ne pas attendre le jour. Il ouvrit la lucarne et s’assura que son corps pouvait y passer ; mais, en mettant la tête dehors, il vit que c’était beaucoup trop haut pour sauter.