La mer était encore loin. Il avait remarqué, la veille au soir, que la marée venait battre les pieux qui soutenaient la maison ; mais quand reviendrait-elle ? On lui avait dit : une fois toutes les vingt-trois heures ; Clopinet ne savait pas assez compter pour faire son calcul.

– Pourtant si la mer venait me chercher, se disait-il, je sauterais bien dedans ; je n’ai pas peur d’elle, elle est bonne pour moi.

Il y avait longtemps qu’il songeait ainsi, toujours tenant son paquet, tantôt dormant malgré lui, tantôt rêvant qu’il était sur la barque de son oncle, quand un coup de vent ouvrit la lucarne qu’il avait mal refermée. Il s’éveilla tout à fait et entendit passer les voix enfantines des petits esprits de la nuit. Il comprenait cette fois leur chanson. – Viens, viens, disaient-elles, à la mer, à la mer ! Allons, ne te rendors pas, ouvre tes ailes et viens avec nous, à la mer, à la mer !

Clopinet sentit son cœur battre et ses ailes s’ouvrir. Il sauta de la lucarne, et de là sur un vieux mât qui était attaché à la maison et qui servait de perchoir aux pigeons ; puis il se laissa glisser ou s’envola comme c’était son idée, et se trouva dans la mer sur la barque de son oncle.

Elle était bien amarrée avec une chaîne et un cadenas. Il n’y avait pas moyen de s’en servir ; mais l’eau ne faisait que lécher le rivage, elle n’était pas profonde, et Clopinet, soit qu’il nageât à la manière des oiseaux, soit qu’il fût porté par le vent, arriva sans mouiller son corps dans une grande plaine de sables et de joncs marins très sèche où il n’était point aisé de marcher vite. D’ailleurs c’était l’heure de dormir, et Clopinet avait veillé au-delà de ses forces. Il se coucha dans ce sable fin et chaud et ne s’éveilla qu’au lever du soleil, bien reposé et bien content de se sentir libre. Sa joie fut vite troublée par une découverte fâcheuse : il avait cru voler et marcher du côté de Honfleur, dont il avait vu le phare, et il s’était trompé. Il se reconnaissait, il avait passé là l’avant-veille avec son frère François. Il était revenu par là de Villers et des Vaches-Noires. Il y retournait ! C’est par là que le tailleur devait revenir de Dives, il risquait de le rencontrer. Retourner à Trouville n’était pas plus rassurant. On l’y verrait, on ne manquerait pas de livrer sa piste à l’ennemi.

Il prit le parti de continuer du côté des dunes en se tenant loin du chemin plus élevé qui traverse les sables, et en rasant la grève. Son oncle lui avait appris que le tailleur avait la mer en aversion ; il en avait une peur bleue, il disait n’avoir jamais pu mettre le pied sur une barque sans être malade à en mourir. La vue seule des vagues suffisait pour lui tourner le cœur, et quand il cheminait sur la côte, il se gardait bien de suivre les plages, il allait toujours par le plus haut et par le plus loin.

Clopinet arriva ainsi à Villers, où, après avoir bien regardé autour de lui, il acheta vite un grand pain, et tout aussitôt il reprit sa route le long des dunes jusqu’aux Vaches-Noires, où il se retrouva seul, dans son désert, avec un plaisir comme s’il eût revu sa maison et son jardin.

Cependant il ne souhaitait plus retourner chez ses parents. Ce que son frère lui avait dit lui ôtait toute espérance d’attendrir son père et de trouver protection auprès de la mère Doucette. Il mangea en regardant la côte ; le peu de jours qu’il avait passés avec son oncle lui avait donné quelques notions du pays. La journée était claire, il vit comme l’embouchure de la Seine était loin, et que pour gagner Honfleur il fallait traverser des pays plats et découverts. Les dunes où il se trouvait étaient les seules du voisinage où il pût se cacher, s’abriter et vivre seul. Le pauvre enfant avait peur de tout le monde, madame Laquille ne l’avait pas réconcilié avec le genre humain. D’ailleurs il était très habitué à la solitude, lui qui n’avait encore fait que de garder les vaches dans un pays, où il ne passait jamais personne. Enfin, depuis qu’il avait commerce avec les esprits, il n’avait plus aucune peur de la vie sauvage.

Toutes ces réflexions faites, il résolut de parcourir ce revers de la dune et de s’y établir pour toujours. – Pour toujours ! Vous allez me dire que ce n’était pas possible, que l’hiver viendrait, que les deux ou trois écus de Clopinet s’épuiseraient vite. Puis, eût-il eu beaucoup d’argent, comment faire pour manger et s’habiller dans un désert où il ne pousse que des herbes dont les troupeaux mêmes ne veulent pas ? Il y avait bien la mer et ses inépuisables coquillages, mais on s’en lasse, surtout quand on n’a à boire que de l’eau qui n’est pas bien bonne. – Je vous répondrai que Clopinet n’était pas un enfant pareil à ceux qui à douze ans savent lire et écrire. Il ne savait rien du tout, il ne prévoyait rien, il n’avait jamais réfléchi, peut-être n’avait-il même pas l’habitude de penser. Sa mère avait toujours songé à tout pour lui, et malgré lui il s’imaginait qu’elle était toujours là, à deux pas, prête à lui apporter sa soupe et à le border dans son lit. Ce n’est que par moments qu’il se souvenait d’être seul pour toujours ; mais, à force de se répéter ce mot-là, il s’aperçut qu’il n’y comprenait rien et que l’avenir ne signifiait pour lui qu’une chose : échapper au tailleur.

Il s’enfonça dans les déchirures de la dune.