Au bas du tableau, entre les deux personnages en pied, s’étire une longue forme diagonale et grisâtre. Il s’agit de l’anamorphose d’un crâne humain, rappelant la devise même de la famille de Dinteville, qui est justement : Memento Mori. Ce crâne, on peut nettement le distinguer pour ce qu’il est, à l’aide d’artifices optiques, prisme, cylindre, ou miroir concave. Mais alors, c’est tout le reste du tableau qui apparaît déformé en une anamorphose indistincte. La nette révélation, à Paris, de ce principe de plaisir qui est issu d’une conscience de la mort, « déconstruit » soudain, aux yeux de Strether, la vision morale, moralisante ou moralisatrice, mise au service de rapacités primordiales, qui a orienté, c’est-à-dire en fait désorienté, sa vie. Bien entendu, ce n’est pas venu tout d’un coup. Lewis Lambert Strether a constamment eu au fond de son esprit toutes les données de son doute. Mais soudain, leur anamorphose se révèle au premier plan, en une image cohérente.

D’une façon analogue, toutes les données diffuses du doute de Strether sur le couple de Chad Newsome et de Marie de Vionnet se concentrent en une unique image évidente et significative – celle, dirons-nous, de « l’ombrelle rose de madame de Vionnet » – dans l’admirable scène bucolique du Livre XI. Certes, le Projet prévoit précisément la rencontre fortuite et révélatrice, à la campagne, de Strether avec les deux amants. Cependant, la direction transcendante prise en cours de rédaction (la seconde des deux transcendances que nous avons annoncées) s’envole, ou plutôt s’enfonce, non seulement au cœur de la situation qui a conduit le héros en France, mais surtout dans les profondeurs du psychisme de l’auteur.

Un peintre aussi est attaché au type de construction en anamorphose de cette scène bucolique, mais il est nommé : c’est, nous l’avons signalé plus haut, le paysagiste français Emile Lambinet, dont jadis Strether, craintif devant le prix demandé, n’avait pas osé acheter une petite toile en vente dans une galerie de Boston, et c’est un des regrets lancinants de sa vie. Dans la campagne proche de Paris, au bord d’un cours d’eau – et, bien entendu, ce pourraient être les environs du Bougival de Pissarro, Monet ou Lambinet lui-même –, il a l’impression d’entrer dans la petite toile tant regrettée ; mais, aussi bien, c’est la signification réelle de cette toile qui enfin pénètre en lui. Car le tableau qu’il garde à l’esprit comme celui qu’il n’a pas acheté est, dans son imagination, demeuré vide de personnages ; or, dans le tableau réel qu’il a sous les yeux, un couple en barque glisse sur l’eau, et son identité et son caractère d’intimité sont révélés justement parce que la dame des deux cherche à les dissimuler derrière son ombrelle rose, tache de couleur qui complète exactement la petite toile restée chez le marchand de Boston : « Ce fut soudain comme si ces personnages, ou quelque chose d’équivalent, avaient manqué au tableau, y avaient manqué plus ou moins toute la journée, et s’y étaient maintenant glissés, bien en vue, à seule fin de remplir le vide. »

La leçon morale et humaine est simple : on ne peut dissocier les mœurs françaises des charmes artistiques ou bucoliques de la France, déplorer les unes et savourer les autres, la forme et le fond ne faisant qu’un. Il y a cependant ceci de symptomatique, qui s’attache à ce que nous avons rapidement nommé les profondeurs du « psychisme » de l’auteur, et qui est que la puissante nostalgie de Strether, le poignant regret de ce qu’il n’a pas connu, l’acceptation enfin du bonheur qu’il peut y avoir à vivre une liaison transgressive et secrète, lui sont inspirés par la vue distante d’un couple, et non par un tête-à-tête avec une femme, fût-elle Marie de Vionnet, ou Maria Gostrey : il désire être Chad (Chad tel qu’il le voit avec Marie), mais non pas clairement avoir une liaison. Même, il décline les avances de Maria Gostrey, sous le prétexte sans doute fallacieux du « too late », « trop tard ». Car est-ce que les avances d’une femme auraient pu jamais tomber à l’heure pile dans sa vie ? C’est de ces profondeurs d’inhibition, sûrement – ces mêmes profondeurs où, pour Henry James, se sont trouvés embusqués le souvenir infantile de la colonne Vendôme, le cauchemar « salvateur » de la Galerie d’Apollon, les délires napoléoniens du lit d’agonie –, que surgit, singulièrement concentrée dans les troisième et quatrième chapitres du Livre XI, la beauté radieuse et française des Ambassadeurs.

Jean Pavans

Note sur le texte

The Ambassadors ont connu quatre formes de publication du vivant de Henry James : une parution en douze épisodes dans la North American Review durant l’année 1903 ; puis, en volume, l’édition anglaise parue chez Methuen le 24 septembre 1903, et l’édition américaine parue chez Harper le 6 novembre 1903 ; enfin, en 1909, la reprise dans les volumes XXI et XXII de la New York Edition, avec la préface dont nous donnons ici une traduction, p. 651-673.

Pour la parution en revue, James a dû réduire un peu son texte, en supprimant une partie du chapitre I du Livre II, et la totalité des chapitres du livre VIII, du Livre XI, et IV du Livre XII.

James a fait rétablir ces parties pour les parutions en volume de 1903. Or, dans l’édition américaine Harper, il s’est produit une erreur : ce qui devait être le chapitre I du Livre XI a été placé après ce qui devait être le chapitre II, c’est-à-dire que les deux premiers chapitres du Livre XI ont été placés dans un ordre contraire à la chronologie des événements, que respecte toute la narration.

Cette erreur n’a été révélée qu’un demi-siècle plus tard, par un article de Robert E. Young, paru en novembre 1950 dans American Literature, et signalant une incohérence chronologique pour les deux premiers chapitres du Livre XI. À la suite de quoi, Leon Edel a fait constater que, dans l’édition anglaise Methuen, l’ordre de ces deux chapitres était inverse, donc chronologiquement cohérent.

Un fait troublant est que l’ordre contraire à la chronologie a été reproduit dans la New York Edition. Mais, bien que certains critiques, dont Jerome McGann dans un article paru en 1992, se soient efforcés de démontrer que cet ordre inverse a été la volonté de James, il est peu probable qu’il ne s’agisse pas là d’une deuxième inadvertance, dans la reproduction de l’édition Harper, malgré la révision du texte opérée par James pour la New York Edition.

La plupart des éditions récentes de The Ambassadors, comme l’édition Edel de 1970 pour The Bodley Head, ou l’édition Penguin Classics de 2008, ont rétabli l’ordre chronologique correct pour les deux premiers chapitres du Livre XI, tout en adoptant les modifications apportées par James pour la New York Edition. C’est cette version que nous avons suivie pour notre traduction.

LES AMBASSADEURS

LIVRE I

I

La première question de Strether, une fois parvenu à l’hôtel, concerna son ami ; mais quand il apprit que Waymarsh ne devait apparemment pas arriver avant le soir, il ne fut pas totalement déconcerté. Un télégramme retenant une chambre « seulement si pas bruyante » lui fut montré à la réception, et donc leur décision de se retrouver à Chester plutôt qu’à Liverpool demeurait jusque-là valide. Cependant, le principe secret qui avait incité Strether à ne pas absolument désirer la présence de Waymarsh sur le quai, et l’avait ainsi conduit à retarder de quelques heures le moment d’en profiter, agit également pour lui faire sentir qu’il pourrait attendre sans dépit. Au pire, ils dîneraient ensemble, et, avec tout le respect dû au cher vieux Waymarsh – sinon dû, en l’occurrence, à lui-même –, il n’y avait guère à redouter que par la suite ils ne se vissent pas bien suffisamment. Le principe agissant que je viens de signaler avait été entièrement instinctif chez le plus récemment débarqué des deux hommes : c’était le fruit du net sentiment que, malgré tout l’agrément de se trouver contempler le visage de son camarade après une aussi longue séparation, son expérience serait un rien gâchée s’il avait été simplement convenu que ces traits se présentassent comme la première « note » de l’Europe au paquebot qui accostait. Strether éprouvait déjà, mêlée à tout le reste, la crainte qu’ils se présenteraient, au mieux, et tout du long, largement assez comme la note de l’Europe.

Cette note, entre-temps – dès l’après-midi précédent, grâce au plus heureux arrangement – était un sentiment de liberté personnelle tel qu’il n’en avait pas éprouvé depuis des années ; un profond goût de changement, et surtout de n’avoir pour le moment personne ni rien à prendre en considération, qui promettait déjà, si un espoir à long terme n’était pas trop insensé, de teinter son aventure des couleurs fraîches du succès. Il y avait sur le bateau des gens avec qui il s’était aisément entendu – dans la mesure où de l’aisance pouvait jusqu’alors lui être imputée –, et qui pour la plupart plongèrent directement dans le courant qui s’établit entre la passerelle de débarquement et Londres ; il y en avait d’autres qui lui avaient donné rendez-vous à l’auberge et avaient même sollicité son aide pour « jeter un coup d’œil » aux beautés de Liverpool ; mais il s’était dérobé aux uns comme aux autres, n’était allé à aucun rendez-vous, n’avait renoué aucune connaissance, n’avait eu qu’indifférence pour le nombre de personnes qui s’estimaient heureuses d’être, contrairement à lui, « accueillies », et il avait même consacré son après-midi et sa soirée aux choses immédiates et sensibles, en solitaire farouche et indépendant, sans rencontres, sans retrouvailles, par simple envie de tranquille évasion. Un après-midi et une soirée sur les rives de la Mersey, cela formait une singulière décoction d’Europe ; mais il but du moins sa potion telle quelle, sans la diluer. Il tiqua un peu, il est vrai, à l’idée que Waymarsh était peut-être déjà à Chester ; il se dit qu’il devrait alors avouer être arrivé « en ville » bien plus tôt, et qu’il lui serait difficile de paraître s’être impatienté dans l’intervalle ; mais il était comme un homme qui, découvrant avec joie dans sa poche plus d’argent que d’habitude, le palpe un instant, le fait agréablement et nonchalamment tinter, avant de se résoudre à le dépenser. Qu’il fût prêt à être vague pour Waymarsh sur l’heure d’accostage du bateau, et qu’il désirât extrêmement le voir tout en savourant extrêmement la durée de l’attente – c’étaient en lui, il faut le concevoir, des signes précoces qui indiquaient que son rapport avec sa mission actuelle risquait de ne pas se montrer des plus simples. Il était chargé, le pauvre Strether – mieux valait le déclarer au début –, de la bizarrerie d’une double conscience.