Il y avait du détachement dans son zèle et de la curiosité dans son indifférence.
Quand la jeune femme du guichet vitré lui eut tendu pardessus le comptoir le feuillet rose pâle portant le nom de son ami, qu’elle prononça distinctement, il se retourna pour se trouver, dans le hall, en face d’une dame qui soutint son regard d’un air soudain décidé, et dont les traits – ni jeunes et frais, ni particulièrement beaux, mais en relation harmonieuse les uns avec les autres – lui revinrent comme s’il les avait récemment vus. Durant un moment, ils restèrent ainsi immobiles ; et puis ce moment la situa : il l’avait remarquée la veille, l’avait remarquée dans son auberge précédente, où – là aussi dans le hall – elle avait brièvement discuté avec quelques personnes qu’il avait lui-même fréquentées sur le bateau. En réalité, il n’y avait eu aucun échange entre eux, et il aurait aussi peu pu dire si elle-même l’avait remarqué en cette première occasion, qu’il aurait pu préciser les raisons pour lesquelles il la reconnaissait maintenant. Elle paraissait en tout cas montrer également qu’elle le reconnaissait – et cela ne faisait qu’ajouter au mystère. Tout ce qu’elle se mit cependant à lui dire fut qu’ayant fortuitement entendu sa question, elle avait envie de lui demander, avec sa permission, s’il ne s’agissait pas par hasard de Mr Waymarsh de Milrose, dans le Connecticut – Mr Waymarsh, l’avocat américain.
« Oh oui, répondit-il, mon très célèbre ami. Il doit m’accueillir ici, en venant de Malvern, et je supposais qu’il était déjà arrivé. Mais il ne sera là que plus tard, et je suis soulagé de ne pas l’avoir fait attendre. Vous le connaissez ? » conclut Strether.
Ce fut seulement après avoir dit cela qu’il se rendit compte de tout ce qu’il avait mis de lui-même dans sa réponse ; il s’en rendit compte au ton sur lequel elle lui répliqua, avec une expression plus intense dans le visage – c’est-à-dire plus intense encore que la flamme qui y jouait sans cesse –, comme pour le lui notifier. « Je l’ai rencontré à Milrose… où il m’est parfois arrivé de séjourner, il y a bien longtemps. J’avais des amis qui étaient aussi les siens, et je suis allée chez lui. Je n’assurerais pas qu’il me reconnaîtrait, poursuivit la nouvelle relation de Strether, mais je serais ravie de le voir. Peut-être le verrai-je, ajouta-t-elle, car je reste ici. » Elle se tut pour donner à notre ami le temps d’assimiler ces choses, et ce fut comme s’ils avaient déjà longuement bavardé. Ils en sourirent même vaguement, et bientôt Strether affirma que Mr Waymarsh serait sans aucun doute facile à voir. Sur ce, la dame parut avoir l’impression de s’être toutefois trop avancée. Elle paraissait n’avoir jamais rien à cacher. « Oh, il s’en moquera bien ! » dit-elle. Et elle enchaîna aussitôt en déclarant à Strether qu’elle croyait qu’il connaissait les Munster ; les Munster étant les gens avec qui il l’avait vue à Liverpool.
Mais il se trouvait qu’il ne connaissait pas les Munster assez bien pour se livrer à des commentaires ; et donc ils furent comme attablés devant les seuls couverts de la conversation. En nommant ses amis, elle avait ôté plutôt que posé un plat, et il semblait n’y avoir plus rien d’autre à servir. Leur attitude fut néanmoins de ne pas quitter la table ; et cela eut pour effet de leur donner l’apparence de s’être acceptés l’un l’autre dans une absence pratiquement complète de préliminaires. Ils traversèrent ensemble le hall, et la compagne de Strether annonça que l’hôtel présentait l’avantage d’un jardin. Il s’aperçut alors de son étrange incohérence : il avait fui les intimités du paquebot, il avait amorti le choc de l’accueil de Waymarsh, et maintenant il se trouvait soudain dénué de réticence comme de précaution. Il se dirigea, sous cette protection imprévue et avant même de monter dans sa chambre, vers le jardin de l’hôtel, et au bout de dix minutes il fut entendu qu’il y retrouverait, dès qu’il aurait fait un peu de toilette, la responsable de ces bons offices. Il voulait visiter la ville, et ils la visiteraient ensemble sans tarder. Elle se comportait presque en propriétaire, le recevant comme client. Sa connaissance des lieux lui conférait en quelque sorte un rôle d’hôtesse, et Strether eut un regard contrit pour la demoiselle du guichet vitré. C’était comme si cette personne s’était aussitôt vue supplantée.
Quand un quart d’heure plus tard il redescendit, ce que vit son hôtesse, ce qu’elle avait pu observer avec une vision accommodée de gentillesse, était la silhouette mince, un peu molle, d’un homme de taille moyenne et d’un âge sans doute plus que moyen – un homme de cinquante-cinq ans, dont les caractéristiques les plus immédiates étaient un teint nettement bistre et blafard, une épaisse et sombre moustache, de coupe typiquement américaine, poussant dru et tombant bas, une chevelure encore abondante mais irrégulièrement striée de gris, et un nez à la libre et audacieuse proéminence, dont la ligne régulière, la haute précision, pouvait-on dire, avaient un certain effet modérateur. Une perpétuelle paire de lunettes chevauchant cette fine arête, et une ride étonnamment nette et profonde, long coup de plume du temps, accompagnant la courbe de la moustache des narines au menton, servaient à compléter ce mobilier facial qu’un observateur attentif aurait vu aussitôt catalogué par le regard de la participante au rendez-vous de Strether. Elle l’attendait dans le jardin, cette participante, en étirant une paire de gants singulièrement frais, clairs, doux et élastiques, et lui présentant ainsi une image superficiellement prête qu’il aurait pu, en s’approchant d’elle sur la petite pelouse lisse et dans le soleil humide anglais, considérer, s’étant plus sommairement préparé, comme le modèle à suivre en pareille occasion. Cette dame avait un air de bienséance simple et parfait, une correction discrète et coûteuse, que son compagnon n’était pas en mesure d’analyser, mais qui le frappa comme une qualité toute nouvelle à ses yeux, si bien qu’il en eut immédiatement une vive conscience. Avant de la rejoindre il s’arrêta sur le gazon et se mit à chercher, dans le léger manteau qu’il portait sur le bras, quelque chose, qu’il aurait peut-être oublié ; mais l’essence de ce geste n’était rien de plus que le besoin de gagner du temps.
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