Rien n’aurait pu être plus étrange que cette sensation qu’eut sur le moment Strether de se lancer dans une chose dont la signification serait coupée de son sens du passé, et qui commençait proprement ici et maintenant. Cela en fait avait déjà commencé à l’étage, devant le miroir de toilette qui lui parut assez curieusement assombrir la faible lumière diffusée par la fenêtre dans sa triste chambre ; cela commença avec l’examen des éléments de son apparence, auquel il se livra avec une intensité à laquelle il n’avait pas été poussé depuis longtemps. En cet instant il avait senti que ces éléments n’étaient pas pris en main autant qu’il l’aurait souhaité, et il s’était alors rabattu sur l’idée que c’était précisément une affaire pour laquelle une aide était censée provenir de ce qu’il allait faire. Il allait se rendre à Londres, et donc, pour chapeau et cravate, il pouvait attendre. Ce qui le frappa aussi directement qu’une balle lancée dans un jeu bien exécuté – et de plus attrapée non moins promptement –, ce fut exactement l’air, dans la personne de son amie, d’avoir vu et d’avoir choisi, l’air de parfaitement posséder ces vagues qualités et quantités figurant collectivement pour lui l’avantage acquis grâce à de heureux hasards. Sans cérémonie, sûrement, ainsi que l’avaient été la façon dont elle l’avait abordé comme la manière dont il lui avait répondu, il aurait pu formuler en lui-même l’impression qu’elle lui faisait par : « Eh bien, elle est plus complètement civilisée que… ! »« Plus complètement civilisée que qui ? » pourrait cependant ne pas être la suite de sa remarque intérieure ; mais c’était justement parce qu’il avait une profonde conscience de la portée de sa comparaison.

L’amusement d’une civilisation plus intense était, en tout cas, ce qu’elle paraissait distinctement promettre – cette comparse familière, avec son plein ton de compatriote, et son lien bruyant, non pas avec le mystère, mais seulement avec ce cher bilieux de Waymarsh. L’arrêt qu’il fit en palpant son manteau fut l’occasion d’un clair échange de confiance, en lui permettant d’exprimer du regard à son amie son approbation, autant qu’elle-même lui communiquait la sienne. Elle lui donna l’impression d’être presque insolemment jeune ; mais trente-cinq ans bien portés pouvaient encore produire cet effet. Comme lui, cependant, elle était blême et marquée ; mais naturellement il n’aurait pas su mesurer tout ce qu’un spectateur les observant l’un et autre aurait discerné de commun entre eux. En les voyant chacun si finement brun et si nettement maigre, chacun doté de griffures en surface et d’aide pour la vision, d’un nez disproportionné et d’une chevelure délicatement ou brutalement grisonnante, un tel spectateur n’aurait sans doute pas estimé entièrement inconcevable qu’ils fussent frère et sœur. Dans ce cas, en fait, il aurait subsisté un reste de différence ; une sœur pareille, à l’égard d’un frère pareil, aurait à coup sûr extrêmement ressenti la séparation, et un frère pareil, à l’égard d’une sœur pareille, aurait ressenti une surprise extrême. La surprise, à vrai dire, ne fut pas, d’un autre côté, ce que les yeux de l’amie de Strether lui montrèrent le plus, en lui accordant, tandis qu’elle lissait ses gants, le temps dont il profitait. Ces yeux s’étaient aussitôt emparés de lui, en le jaugeant de haut en bas comme s’ils savaient comment s’y prendre ; comme s’il était un matériau humain qu’ils avaient déjà d’une certaine façon manipulé. Leur détentrice était en vérité, peut-on préciser, maîtresse d’une centaine de cases et de catégories, inscrites dans l’esprit, et subdivisées par commodité, dans lesquelles, à partir de son expérience, elle classait ses semblables d’une main aussi libre que celle d’un auteur distribuant les genres. Elle était en ce domaine autant armée que Strether ne l’était pas, et cela formait entre eux un contraste auquel il aurait bien pu refuser de se soumettre, si jamais il l’avait pleinement soupçonné. Dans la mesure où il le soupçonnait, il se montra au contraire, après une brève prise de conscience, aussi agréablement passif que possible. En réalité, il avait d’une certaine façon le sentiment de ce qu’elle savait. Il avait le net sentiment qu’elle savait des choses qu’il ignorait, et, bien que ce fut là une concession qu’il avait en général du mal à faire aux femmes, il la fit avec autant de bonne humeur que si cela le déchargeait d’un fardeau. Ses yeux étaient tellement tranquilles derrière son éternel pince-nez, que son visage n’aurait presque pas été changé s’ils en avaient été absents – visage qui devait son expression, et surtout sa marque de sensibilité, essentiellement à d’autres sources, surface, grain et forme. En un instant il rejoignit son hôtesse, et alors il s’aperçut qu’elle avait profité encore mieux que lui des moments où il s’était mis ainsi à la disposition de son intelligence. Sur lui, elle savait des choses intimes qu’il ne lui avait pas encore dites et qu’il ne lui dirait peut-être jamais. Il avait bien conscience de lui en avoir vraiment dit beaucoup en si peu de temps, mais il ne s’agissait pas des choses importantes. Certaines de ces choses importantes, toutefois, étaient justement ce qu’elle savait.

Ils durent traverser de nouveau le hall de l’hôtel pour se rendre dans la rue, et ce fut là qu’elle l’arrêta bientôt avec une question. « Avez-vous demandé mon nom ? »

Il ne put que s’immobiliser en riant. « Avez-vous demandé le mien ?

— Oh, mon Dieu, oui… dès que vous m’avez quittée. Je suis allée me renseigner à la réception. N’auriez-vous pas eu avantage à en faire autant ? »

Il s’étonna. « Me renseigner sur vous ?… auprès de la demoiselle haut perchée qui nous a vus nouer connaissance ! » Elle rit à son tour en le voyant manifester de l’inquiétude sous couvert d’amusement. « N’est-ce pas une raison de plus ? Si ce dont vous avez peur, c’est que cela puisse me nuire… être vue sortant avec un monsieur qui a dû demander qui j’étais… je vous assure que cela m’est complètement égal. En tout cas, continua-t-elle, voici ma carte, et comme je m’aperçois que j’ai encore quelque chose à dire à la réception, vous pourrez l’examiner pendant que je vous laisse seul. »

Elle le quitta une fois qu’il eut pris d’elle le petit bristol qu’elle avait extrait de son porte-billets ; et il en sortit un lui aussi, avant qu’elle ne revînt, afin de le lui donner en échange.