Une fois, pourtant, son visage prit une expression rigide, et il frappa comminatoirement sur la table en regardant fixement les enfants, qui étaient placés en face de lui. Ce n’était pas sans raison, car Thémistoclus avait mordu Alcide à l’oreille ; et Alcide, les yeux gros de larmes et la bouche tout en convulsion, allait jeter les hauts cris quand, à la vue du précepteur irrité, réfléchissant tout à coup à l’inconvenance d’un scandale qui pourrait bien le priver d’un plat, il ramena ses muscles faciaux à leur état normal, et se mit, sans éclater, à ronger, arrosé de quelques larmes muettes, un os de mouton, qui lui étendit sur ses deux joues un beau vernis de graisse, et bientôt il n’y eut plus de trace apparente ni de chair, ni de pleurs, ni de morsure. La dame de la maison s’adressait de temps en temps à Tchitchikof pour lui dire : « Vous ne mangez rien ! vous avez mangé si peu… » À quoi le convié répondait autant de fois : « Je vous rends mille grâces, j’ai parfaitement dîné ; et d’ailleurs il n’y a pas de mets qui vaille le plaisir d’une aimable conversation. » On se leva de table. Manilof était tout heureux, et la main posée sur le dos de son ami, il le dirigeait doucement vers le salon, quand tout à coup le convive se pencha vers lui, et lui déclara d’un air très significatif qu’il avait à lui parler d’une affaire des plus urgentes. « En ce cas, passons dans mon cabinet, je vous prie, » dit Manilof. Et il le conduisit dans une petite chambre dont l’unique fenêtre offrait pour horizon lointain la forêt bleuissante dont nous avons parlé plus haut. « Voici, dit-il en introduisant son convive, mon petit coin particulier. – C’est une fort gentille petite chambre, » dit Tchitchikof en regardant la pièce, qui en effet avait un air agréable. Les murs étaient peints en couleur à la colle d’une teinte gris bleu fort tendre ; le mobilier consistait en quatre chaises, un fauteuil et une table ; sur la table étaient, outre le livre dont nous avons fait mention, quelques papiers écrits en grosse de greffes ; mais ce qui surabondait, après cela, c’était le tabac à fumer. Le tabac s’offrait à la vue sous tous les aspects sur cette table : en coffret, en paquet, en blague et en tas. Sur le large accoudoir de la fenêtre, il y avait aussi des tas, non de tabac, mais de cendres provenant de la pipe ; c’étaient deux lignes régulièrement parallèles de petits monticules régulièrement pointus formés avec un soin particulier ; il était évident, d’une part, que Manilof ouvrait rarement sa fenêtre ; d’une autre, qu’il se retirait dans ce cabinet pour bien méditer cette vérité, que sur cette terre tout n’est qu’amertume, que fumée et que cendre. « Permettez-moi de vous prier de vouloir bien vous installer à votre aise dans ce fauteuil, dit Manilof ; vous reconnaîtrez qu’il est vraiment assez commode. – Je n’en doute pas ; mais permettez que je me mette sur cette chaise. – Permettez-moi de ne pas vous permettre cela, dit en souriant Manilof ; c’est un fauteuil qui est destiné aux visites, et bon gré mal gré, voyez-vous, il faut que vous l’occupiez. » Tchitchikof, vaincu, s’assit dans le fauteuil. « Vous me permettrez bien maintenant de vous offrir une pipe. – Non, car je ne fume pas, » répondit Tchitchikof d’un air qui disait : « Mon aimable hôte, je suis peiné de vous refuser. » – Et pourquoi donc cela ? dit Manilof, lui aussi d’un air mignard qui disait : « Mon adorable convive et ami, je suis peiné d’avoir à subir un refus. » – J’ai évité d’en prendre l’habitude ; je crains : on dit que cela dessèche la poitrine. – Permettez-moi de vous faire observer que c’est un préjugé. Je suis bien persuadé que fumer la pipe est beaucoup plus sain que de priser. Dans le régiment où j’ai servi, il y avait un lieutenant, un homme très agréable et très bien élevé, qui ne se séparait jamais de sa pipe ; il fumait à table, au lit et ailleurs, et partout et toujours ; il a aujourd’hui plus de quarante ans, il se porte, Dieu merci, à faire envie aux plus gaillards. » Tchitchikof dit là-dessus que cela arrive, en effet, et qu’il y a ainsi dans la nature beaucoup de choses que les esprits les plus fins et les plus éclairés ne peuvent expliquer. « Mais permettez d’abord que je vous adresse une petite requête, » ajouta-t-il d’une voix où se faisait sentir on ne sait quelle étrangeté d’émotion et d’intonation gutturale. Et aussitôt, Dieu sait aussi pourquoi, il regarda derrière lui. Manilof aussi, le sympathique Manilof, tourna la tête en arrière. « Y a-t-il longtemps que vous avez fait le cens dans votre domaine, et que vous avez présenté votre rapport là-dessus à l’autorité ? – Le dernier recensement, ah oui ! il y a longtemps, il y a vraiment… oui, il y a bien… au fait, je ne me rappelle pas combien, il y a. – Depuis ce temps-là vous est-il mort beaucoup de paysans ? – Hum ! je ne saurais, en vérité, vous dire… c’est une chose sur laquelle je ne ferai pas mal de questionner mon intendant. Eh ! quelqu’un… Amène-moi l’intendant ; il doit être ici aujourd’hui. » L’intendant paraît au bout de dix minutes à peine.