C’était un homme
d’une quarantaine d’années, un manant qui se rasait, qui avait
substitué le surtout au cafetan sur ses larges épaules, et qui,
selon l’apparence, menait une vie fort insoucieuse ; son
visage était arrondi et plein ; le ton légèrement jaunâtre de
sa peau et ses petits yeux moites, à peine entr’ouverts,
témoignaient qu’il était grand ami du lit de plumes et du
couvre-pieds de fin duvet. Tout en lui disait qu’il avait fait
grassement sa couche, ainsi que le pratiquent en général messieurs
les intendants de gentilshommes absents ou de hobereaux présents
dans leurs terres. Lorsqu’il n’était encore qu’un jeune garçon
ayant eu la chance d’apprendre à lire et à écrire, il avait été
attaché au service de la maison de son maître ; puis il avait
épousé une fille de confiance de la dame ; cette jeune femme
lui remettait les clefs et la garde de tout plus souvent que de
raison ; lui-même bientôt avait pris temporairement, puis
définitivement, les fonctions de sa femme ; puis il suppléa,
et enfin supplanta l’ancien intendant. Une fois intendant, il se
mit, sans balancer et d’instinct, à agir en intendant ; il se
lia et s’accompéra par noces, baptêmes, fêtes de famille et
affaires, avec tous les gros bonnets du village, et fit peser les
travaux et les charges sur les pauvres ; c’est la règle. Il
s’habitua peu à peu à ne se plus lever avant huit heures du matin,
à se faire mettre de beau cuivre rouge sur la table et à prendre le
thé sans hâte et en vrai gourmet, ce qui ajoute encore une bonne
heure et demie de loisir au repos prolongé de ses nuits. « Dis-moi,
l’ami, combien il nous est mort de paysans depuis le dernier
recensement, depuis la liste détaillée, tu sais, que nous avons
présentée dans le temps. – Ah ! combien ? Comment,
combien ? Eh !… il en est mort beaucoup depuis ce
temps-là, dit l’intendant ; sur quoi il comprima un bâillement
ou un hoquet, en faisant à sa bouche un paravent de sa main gauche
fraîche et potelée. – Voilà justement ce que je pensais, dit
Manilof ; oui, oui, il en est mort beaucoup. » Et, se tournant
vers Tchitchikof, il ajouta de nouveau : « Oui, oui, il en est mort
beaucoup ; c’est justement comme je pensais. » Manilof, en
général, pensait beaucoup. « Mais combien en est-il mort ?
demanda Tchitchikof. – Çà, oui, à propos, dis-moi combien il en est
mort, voyons, répéta sympathiquement Manilof. – Quoi ? le
nombre des morts ? Eh mais ! on ne sait pas cela comme
ça, combien il en est mort… personne n’a songé à les compter,
sûrement. – C’est vrai, ce qu’il dit, Paul Ivanovitch, et c’est
aussi ce que je pensais ; il y a eu, voyez-vous, une grande
mortalité : on ne sait pas du tout, du tout, combien il en est
mort. – Eh bien, dit Tchitchikof en s’adressant lui-même à
l’intendant, fais-nous le plaisir, frère, d’aller en faire vite le
compte et d’en dresser une liste exacte, une liste où soient
inscrits les noms, prénoms, sobriquets, dates de naissance, et
couleurs d’œil et de cheveux de chacun de ces morts. Tu as
compris ? – Oui, oui, inscris-les bien tous comme ça et avec
la date de naissance et le sobriquet, tout enfin, dit Manilof. –
J’ai compris, dit l’intendant, et il sortit. – Et par quelle
circonstance ou quel motif avez-vous besoin de cela ? dit d’un
ton très naturel et très placide le bon Manilof, dès que son
intendant se fut éloigné. Cette question parut contrarier
Tchitchikof. Son visage exprima, en ce moment, une sorte de
tiraillement secret dont il rougit : il devait avoir à émettre des
idées pour lesquelles les mots ordinaires ne fonctionnent pas
volontiers. Et en effet, il était réservé à Manilof d’entendre des
choses extraordinaires, des explications étranges, telles que
peut-être jamais encore n’en avait ouï l’oreille humaine. « Vous me
demandez pourquoi… Voici mes raisons : ces raisons, c’est tout
bonnement que je voulais… que je voulais acheter des paysans… dit
Tchitchikof, saisi en ce moment par une petite toux de contenance
qui lui permit de ne pas achever l’explication toute simple, toute
bonasse. – Bien… mais permettez-moi de vous demander comment vous
avez l’intention d’acheter : les paysans avec la terre, ou des
paysans à déplacer, c’est-à-dire sans le sol ? – Non,
non ; ce n’est pas exactement un achat de paysans que je veux
faire, dit Tchitchikof ; je voudrais seulement avoir les
morts… – Comment ? Pardon ; je suis un peu dur d’oreille
de ce côté ; j’ai cru entendre une parole bien étrange. – Mon
intention est d’acquérir les morts, qui, au reste, sont encore
indiqués vivants dans les papiers de la dernière révision. »
Manilof, à cette explication, laissa tomber sur le plancher sa pipe
et son long tuyau à tchoubouc d’ambre ; en même temps il
ouvrit une grande bouche, qu’il garda ouverte ainsi trois bonnes
minutes durant. Les deux amis, qui avaient devisé ensemble sur les
charmes idylliques de la vie intime au désert, restèrent en ce
moment immobiles, les yeux attachés l’un sur l’autre, et dans cette
position ils ressemblaient un peu à ces anciens portraits de
famille qu’on faisait pour être suspendus aux deux côtés d’un
trumeau. À la fin, Manilof releva son tuyau, y rajusta la pipe à un
bout, le tchoubouc à l’autre ; puis, avant de rebourrer, il
regarda longtemps en dessous Tchitchikof pour voir s’il ne
découvrirait pas quelque signe d’ironie sur ses lèvres : car il
craignait le ridicule de prendre au sérieux ce qui n’aurait été
qu’un badinage ; mais il n’aperçut rien de ce qu’il cherchait,
et, tout au contraire, la figure du personnage était plus grave
qu’auparavant, Manilof alors, au lieu de bourrer sa pipe, fit un
mouvement de plus grande attention, pensant : « Ah ! mon
Dieu ! au fait, ce cher monsieur ! quelque chose ne
serait-il pas tout à coup dérangé dans sa tête ? qui
sait ? » Et il se mit à le regarder de beaucoup plus près, non
pas sans appréhender une triste découverte en ce genre. Mais non,
l’œil de son interlocuteur était parfaitement limpide ; rien
de ce trouble, rien de cet air sauvage, rien de ces petits feux
mobiles qu’on observe dans le regard des aliénés, dans l’accès de
leur idée fixe ; tout, dans cette placide figure, était, au
contraire, honnête et reposé. Manilof bourra et alluma sa pipe,
tout en pensant à ce qu’il allait dire et faire ; et comme, du
reste, il n’imaginait absolument rien, sa gorge vint un peu au
secours de sa stérile imagination en émettant de très minces
courants de fumée blanche que la résistance de l’air faisait
anneler et frisotter à un pied de distance de sa lèvre
entr’ouverte. Tchitchikof reprit : « Ce que je vous demande, c’est
que vous me disiez tout bonnement si vous pouvez me céder, me
donner, faire passer en ma possession, de la manière qui vous
conviendra le mieux, ces âmes, non vivantes en réalité, mais
vivantes encore selon la fiction légale du fisc… » Manilof était
encore si troublé, si éperdu, qu’il resta l’œil fixe et la bouche
ouverte, sans articuler un son.
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