« Y a-t-il quelque chose qui vous
contrarie ? Vous sentiriez-vous mal ? dit Tchitchikof. –
Qui ça ? moi ?… non, merci… Pardon ! seulement,
voyez-vous, je ne comprends pas bien… Ah ! c’est que moi, sans
doute, je n’ai pas reçu une de ces brillantes éducations de
gentilhomme, comme celle qui se fait voir dans votre moindre
mouvement ; et je n’ai pas l’art en parlant de tourner les
choses à mon commandement. Peut-être bien qu’ici, dans cette
explication que vous avez l’indulgence de me donner, il y a un tout
autre sens… Peut-être il vous plaît de vous exprimer comme ça en
figures, n’est-ce pas ? pour donner un ornement à vos paroles…
Convenez. – Eh ! point du tout, reprit Tchitchikof ; je
nomme les choses par leur nom ; je parle véritablement de
celles de vos âmes qui sont positivement mortes. » Manilof retomba
dans sa stupeur profonde. Il sentait qu’il lui fallait ici formuler
quelque bonne question bien catégorique ; mais le fond de
cette question, quel devait-il être ? et après cela, la forme
à donner ?… le diable sait. Dans sa détresse il serra
fortement les lèvres, ce qui fut cause que deux rapides courants de
fumée, au lieu d’un, échappèrent en rayons de ses narines et
produisirent à distance un petit nuage qui, en s’interposant, sauva
momentanément sa confusion. « Eh bien, s’il n’y a pas d’obstacle à
ce que je viens de vous demander, on peut, Dieu merci, procéder à
la rédaction de l’acte de vente. – Comment ? comment ?
une vente d’âmes mortes, un acte de vente ?… – Mortes… non
pas, dit Tchitchikof ; nous les inscrirons comme vivantes,
puisqu’elles sont inscrites comme telles dans les registres
officiels. Personne ne me fera jamais faire la moindre infraction
aux lois ; j’ai toujours respecté et fait respecter les
lois ; j’ai souffert beaucoup de cette inflexibilité dans la
carrière du service public, mais excusez : le devoir avant tout, et
la loi au-dessus de tout ; voilà quel je suis et quel je serai
jusqu’à la tombe. Là où la loi parle, je n’admets pas d’objections.
» Ces dernières paroles plurent à Manilof ; cependant, quant
au fond de l’affaire qui lui était proposée, il continuait de n’y
rien comprendre ; de sorte que, au lieu de répondre, il suça
énergiquement son tchoubouc, qui, par l’effet de cette violence, se
mit à rendre un soupir de basson. On eût dit qu’il avait voulu en
faire sortir une opinion sur ce qu’il y avait d’inouï dans la
circonstance ; mais le tchoubouc ne trouva rien à fournir
qu’une note douteuse, plus propre à embrouiller qu’à éclaircir la
question. « Peut-être que vous avez dans l’esprit quelques
doutes ? – Oh ! nullement, nullement, je vous prie de
croire ; je parlais, moi, vous voyez bien, parce que nous
causons, et… pas du tout, mais du tout, que je permisse d’avoir la
moindre ombre de prévention ; de la prévention, moi, contre
vous, fi donc ! Seulement, permettez, Paul Ivanovitch, de vous
soumettre… N’y aura-t-il pas là une entreprise ? non,
non ; comment dirai-je ? oui, je dis bien : une
négociation, oui, une affaire, n’est-ce pas ? une affaire un
peu, un tout petit peu en contradiction avec les institutions et
avec les vues subséquentes de notre grand empire ? hein,
dites. » Ici Manilof, après avoir pris la pose de tête que doivent
certainement avoir ceux qui s’occupent de négociations importantes,
regarda d’un œil plein d’intelligence son interlocuteur ; tous
les traits de son visage et la fixité de ses lèvres serrées avaient
une expression si profonde, que peut-être ne vit-on jamais rien de
comparable que dans la physionomie de quelque diplomate consommé,
au moment le plus critique de la plus épineuse négociation. Mais
Tchitchikof affirma du ton simple de la plus naïve sincérité que
l’entreprise, affaire ou négociation dont il s’agissait, n’était
d’aucune sorte en opposition ni contradiction avec les institutions
civiles et les vues ultérieures du gouvernement de l’empire. Il
laissa passer deux minutes et ajouta froidement que la couronne
n’avait jamais à perdre, mais à gagner à tout mouvement de la
propriété réelle ou fictive, et que son intérêt était tout entier
dans son papier timbré et sa taxe d’enregistrement. « Alors vous
croyez donc ?… – Je crois que c’est bien. – Que c’est
bien ? – Oui. – Vraiment moi, savez-vous, je n’y vois pas de
mal ; du moment que c’est bien, c’est bien. » Et Manilof fut
rayonnant de se sentir tout calme. Ce que c’est pourtant que les
bonnes explications ! « Après cela, du reste, moi, je ne sais
pas votre prix… dit Tchitchikof. – Le prix de quoi ?… oui,
voyons, de quoi ? Est-ce que vous croyez que j’irai prendre de
l’argent pour des âmes qui, à bien considérer les choses, ont, en
mourant, pour ainsi dire cessé de vivre, n’est-ce pas ?
Bah ! bah ! s’il vous est venu le caprice, pardon !
la petite fantaisie d’une frime, mettons ; de mon côté, moi,
j’ai… la chose de vous donner gratis ce que vous demandez, et, de
plus, je prends les frais d’actes et de copie à ma charge. »
L’historien de cette conférence encourrait un grave reproche s’il
manquait à dire que l’acquéreur fut intérieurement pénétré d’une
bien vive joie à ces bonnes et généreuses paroles de Manilof.
Quelque grave et sensé que fût Tchitchikof, il s’en fallut bien peu
qu’il ne fit un saut délirant à la manière du bouc qui, on le sait,
ne saute de deux ou trois pieds en l’air, comme lancé par un
ressort secret, qu’une ou deux fois en sa vie, et cela dans le
transport de sa joie la plus folle. Il resta assis ; mais il
se retourna avec tant de force sur son fauteuil, que l’étoffe de
laine qui couvrait le siège en eut une déchirure très peu
ravaudable. Manilof regarda avec une certaine surprise son nouvel
ami, et celui-ci, pressé par la reconnaissance, lui fit tant de
remercîments, lui dit de si aimables choses, que l’hôte se troubla,
rougit jusqu’au blanc des yeux, branla longtemps la tête et finit
par dire que ceci n’était rien, qu’il voudrait bien avoir plus
réellement l’occasion de lui prouver son entraînement de cœur, le
magnétisme de son âme… et que, quant à des âmes mortes, ce n’était
que de la vétille. « Pas si vétille, pas si vétille, non pas, » dit
Tchitchikof en pressant cordialement la main à son hôte. Et il
poussa un profond soupir ; il était, ce semble, lancé dans les
effusions de sentiment ; et ce ne fut pas sans émotion qu’il
ajouta : « Si vous saviez quel service vous venez de rendre, avec
ce qu’il vous plaît d’appeler de la vétille, à un homme sans
famille, sans consistance… car enfin, que n’ai-je pas
souffert ? ah ! comme une barque égarée seule en mer et
livrée à la merci des vagues que fouette l’ouragan… à quelles
intrigues n’ai-je pas été en proie ! quelles persécutions
n’ai-je pas éprouvées, quels chagrins n’ai-je pas été réduit à
dévorer !… et pourquoi ? parce que je ne transigeais pas
avec l’iniquité, parce que ma conscience demeurait pure et qu’en
tendant la main à la veuve sans défense, en appuyant le pauvre
orphelin qu’on dépouillait, je ne songeais qu’à eux, jamais à
moi !… » Tchitchikof ne put achever ; son attendrissement
était si grand qu’une larme lui coula de l’œil dans la bouche.
Manilof n’était pas moins ému que l’orateur. Les deux amis se
pressèrent de nouveau la main, et longtemps ils se regardèrent en
silence, les yeux tout moites de pleurs. Manilof ne pouvait se
résoudre à lâcher la main de notre héros, et même par accès il la
pressait si fort, que Tchitchikof commençait à se reprocher d’avoir
été un peu trop sentimental. Étant cependant à la fin parvenu à se
dégager en douceur, il se hâta de dire qu’il serait bon de faire
l’acte de cession le plus tôt possible ; que, pour cela, le
mieux serait qu’il vînt en ville lui-même.
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