Puis il s’empara de son
chapeau et se mit à saluer son hôte. « Comment ! vous voulez
déjà partir ? » dit Manilof comme s’il sortait d’un songe et
qu’il cherchait à rattraper ses oreillers en déroute. En ce moment
Mme Manilof entra dans le cabinet. « Elisa, figure-toi, dit le mari
d’un air consterné, Paul Ivanovitch nous quitte. – C’est que nous
l’avons bien ennuyé, dit à cela Mme Manilof. – Madame, dit
pathétiquement Tchitchikof en posant la main sur son cœur, c’est
là, là que restera imprimé le souvenir des moments heureux que j’ai
passés dans votre maison ! Croyez bien que je ne connaîtrais
pas de plus grande félicité que de pouvoir vivre, sinon avec vous
sous le même toit, du moins dans un très proche voisinage. –
Ah ! Paul Ivanovitch, s’écria Manilof, en qui cette idée eût
pris fort aisément racine, que ce serait en effet délicieux de
vivre comme ça ensemble sous le même toit, ou bien de pouvoir venir
chaque jour en été philosopher, vous savez, sous l’ombre d’un vieux
frêne, parler de justice, de conscience.… et de tant de belles
choses, ah ! – Oui, ce serait le paradis, oh ! soupira
Tchitchikof… Adieu, madame ! dit-il en s’approchant
respectueusement de la main de Mme Manilof ; adieu, mon bien
honorable ami ! N’oubliez pas ma prière. « – Pour cela, soyez
bien tranquille, répondit Manilof. Vous me reverrez dans trois
jours au plus tard. » Tous passèrent dans la salle à manger. «
Adieu, mes petits amis ! » dit Tchitchikof en apercevant
Alcide et Thémistoclus, qui s’occupaient d’une façon de hussard en
bois de sapin, personnage qui avait perdu les deux bras et le nez à
quelque bataille. « Adieu, mes chers mignons. Excusez-moi si je ne
vous ai pas apporté quelque chose de la ville : c’est que, j’en
conviendrai, j’ignorais absolument que vous fussiez au monde ;
à présent que nous avons fait connaissance, je reviendrai vous voir
et, certes, je ne vous oublierai pas. Toi, tu auras un sabre.
Veux-tu un sabre ? – Je veux… répondit Thémistoclus. – Et toi
un tambour ; n’est-ce pas que tu veux un tambour ?
continua Tchitchikof en se baissant vers Alcide. – Bambrabout,
répondit affirmativement Alcide en plongeant sa tête dans sa
poitrine. – C’est convenu ; je t’apporterai un tambour, un
superbe tambour, et tu nous feras des trrrr trrrr et ta ta ta ta
trra trrra. Adieu, mon ange, adieu. » Et après avoir donné à chacun
des enfants un baiser sur la tête, il dit à Manilof et à sa femme,
avec ce sourire béat qu’on fait aux tendres parents au sujet de
l’innocence des désirs de leurs enfants : « Moi, j’adore ces petits
êtres ! – Restez, rentrons, Paul Ivanovitch, dit Manilof quand
tous furent réunis sur le perron ; voyez, voyez quels gros
nuages. – Ce sont des nuages insignifiants, qui seront dissipés
dans une heure. – Mais savez-vous le chemin pour vous rendre chez
Sabakévitch ? – Non ; mon intention était justement de
vous le demander. – Attendez, je vais expliquer cela à votre
cocher. » Et avec la plus grande complaisance il expliqua au cocher
les particularités de la route à tenir ; dans son zèle il dit
vous à ce rustre de Séliphane, qui, au reste, ne s’en aperçut
pas ; seulement il fit de la main gauche le geste de passer
deux chemins de traverse et d’entrer résolument dans le troisième
selon l’indication ; puis il salua le monsieur et la dame,
saisit les guides et mit la britchka en mouvement. Tchitchikof
sortit mais, tant qu’il put apercevoir ses hôtes, il les regarda
toujours groupés sur le devant de leur porte, et qui le saluaient à
outrance, agitant en l’air leurs mouchoirs et se soulevant sur la
pointe des pieds pour surprendre son dernier regard même quand sa
face entière était déjà réduite par l’éloignement au diamètre d’un
rouble argent. Manilof resta à la fin tout seul sur la deuxième
marche de son perron ; la britchka avait disparu qu’il était
encore là, debout, la pipe à la main et l’œil fixe. N’apercevant
même plus le petit nuage de poussière que laisse derrière lui tout
véhicule en marche par un temps sec, il rentra, se mit sur une
chaise et se livra à la douce pensée qu’en général il avait été
envers son convive aussi aimable qu’il avait pu l’être et qu’on
devait l’attendre de son vif désir de plaire. Insensiblement ses
pensées se portèrent sur d’autres objets, puis Dieu sait où elles
allèrent s’égarer. Il rêva à la félicité de deux vrais amis ;
il se représenta combien il serait doux d’avoir dans son proche
voisinage un ami dont il ne serait séparé que par un cours d’eau,
supposons par une rivière. Bientôt cette petite barrière
l’importune, il s’arrange de manière à faire, par surprise, en une
nuit, construire un joli pont ; près de cet endroit est un
monticule ; il y élève une énorme maison, et sur l’édifice un
très haut belvédère, si haut que de là, par un temps bien clair, on
peut apercevoir Moscou ; là, au grand air, il prend le thé
avec son ami en devisant sur une foule de questions charmantes. Cet
ami, c’est Tchitchikof, et voilà qu’un jour ils arrivent ensemble
en de beaux équipages dans un superbe hôtel magnifiquement éclairé,
où ils émerveillent une nombreuse et brillante assemblée par la
grâce et la distinction de leurs manières, et la haute autorité de
la contrée, ayant entendu beaucoup parler de cette rare amitié, les
fait tous les deux généraux ; on les aime, on les recherche,
on les loue ; ils deviennent Dieu sait quoi encore, puis il
est des gens qui veulent donner une fête solennelle… Mais l’étrange
promesse que lui avait fait faire Tchitchikof interrompit tout à
coup ses méditations ravissantes.
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