La pensée de ce qu’il y avait de ridicule à faire à un ami un don en âmes mortes était pour lui de fort dure digestion ; il avait beau la tourner et retourner dans son cerveau, où pourtant, comme on vient de soir, tant de choses trouvaient place, il ne pouvait parvenir à se rendre bien compte du désir fantasque de son autre lui-même. Il passa ainsi sans désemparer, toujours fumant, toujours rêvassant, toute la soirée jusqu’au souper.

Chapitre 3 Madame Korobotchkine

Tchitchikof, tapi au fond de sa britchka dans une bonne et joyeuse disposition d’esprit, roulait depuis longtemps sur la grande route. D’après ce qu’on a lu dans le précédent chapitre, on sait maintenant quel était l’objet essentiel de ses goûts et de ses aspirations, et on ne sera pas, je crois, fort étonné d’apprendre qu’il se soit bientôt laissé absorber corps et âmes dans la méditation d’une entreprise qui demandait vigilance, activité, discrétion, habileté et souplesse. Les suppositions, les projets, les combinaisons à varier selon les lieux et les individus, les incidents à prévoir passaient sur son visage, et leur résultat probable devait se présenter à son esprit sous un jour aussi plaisant que favorable, car de temps en temps il se laissait aller à un drôle de petit rire saccadé. Tout occupé de ces choses-là, il ne prêtait aucune attention à ce que disait son cocher, lequel, content des manières des gens de Manilof à son égard, on adressait la remarque au cheval tigré qu’il avait attelé en bricole du côté droit. Ce cheval était un grand finaud qui faisait semblant de tirer, que c’était à s’y méprendre, et ne tirait point, tandis que le cheval bai mis au timon et le gris pommelé attelé en bricole à gauche, cheval appelé le Président parce qu’il avait été acheté d’un juge, travaillaient de tout leur cœur, et si consciencieusement, qu’on pouvait lire dans leurs yeux le plaisir du bon témoignage qu’ils s’en rendaient.

« Bien, bien, malin, essaye de ruser avec moi, va ; tout à l’heure, je t’en aurai fait passer l’envie ! dit Séliphane en brandissant son fouet, dont il porta un vigoureux coup au paresseux ; attrape, tu ne l’as pas volé, et à présent fais ton devoir, calotin allemand ! Le bai est un cheval honorable, il fait sa besogne honnêtement : aussi je lui donnerai avec plaisir une mesure de plus, parce qu’il tient une conduite respectable ; et le Président aussi, il n’y a rien à dire, c’est un honnête cheval. Eh bien, eh bien ! qu’as-tu à remuer de l’oreille ? imbécile, écoute ce qu’on te dit. Ce n’est pas moi qui te donnerai de mauvais conseils, malappris que tu es. De quoi oi oi ?… des caprices à présent… tiens ! ! » En parlant ainsi il cingla encore un grand coup de fouet, et grommela : « Ah ! barrrrbare !… » Puis il se mit à crier à tous les trois à la fois : « Eh ! vous, mes petits chéris, huï ! » Et il donna à chacun un petit coup, non pas comme châtiment, mais comme pour leur témoigner, au contraire, qu’il était content d’eux. Ensuite il reprit sa mercuriale au cheval tigré : « Tu crois couvrir habilement ta lâcheté… Non, non, frère, vis dans le vrai, si tu veux qu’on ait pour toi du respect. Voilà, chez le propriétaire que nous venons de quitter, il y a de braves gens, on peut les honorer ; moi je parle avec plaisir à celui qui est bon ; avec un honnête homme, quand même ce serait une femme, je suis toujours ami et bon compagnon. Prend-on le thé, mange-t-on un morceau sur le pouce, bien, j’en suis, et vive la joie ! Je te le dis, voisin, on est bien avec les bons ; pour un brave homme, chacun est en fonds de respect. Tiens, voilà notre maître, par exemple, chacun a du respect pour lui certainement, parce qu’il a servi l’Empereur… il est Conseiller de collège… »

En partant de là, Séliphane s’élança dans un dédale de digressions morales par trop abstraites et subtiles, non seulement pour un cheval de volée, mais munie pour un moraliste automédon, et même pour le commun des lecteurs, à qui je demande pardon de cette impertinence.

Si Tchitchikof eût écouté, il aurait appris beaucoup de détails qui se rapportaient personnellement à lui ; mais sa pensée était occupée d’autres affaires, quand, à l’improviste, un coup de tonnerre l’obligea à se réveiller de sa torpeur, et il jeta un regard autour de lui. Tout le ciel était couvert de nuages, et la route de poste, que recouvrait un lit de poussière, se trouva tout à coup tachetée de larges gouttes de pluie. À la fin le tonnerre retentit une seconde fois plus fort et plus rapproché, et la pluie se précipita en averses, comme si l’on eût renversé là-haut des milliers de grandes cuves. Elle avait d’abord pris une direction régulièrement oblique ; maintenant elle battait contre le corps de la britchka dans une direction horizontale, puis dans une autre presque droite ; puis tout à coup, modifiant avec un redoublement de vigueur son plan d’attaque, elle fondit verticalement et battit le tambour sur le sommet de la capote ; les éclaboussures finirent par cingler le visage de notre voyageur. Cette circonstance le força de s’abriter sous les rideaux de cuir ornés de deux œils ronds vitrés, par lesquels on avait chance d’entrevoir les paysages dans les temps de bourrasques, où disparaît, il est vrai, tout paysage ; et il ordonna à Séliphane d’aller plus vite. Séliphane, arrêté au milieu de son discours par cet ordre et par la giboulée, vit bien qu’il n’y avait pas de temps à perdre ; il tira de dessous son siège une sorte de large casaquin en gros drap gris dont il passa les manches, puis il assujettit les rênes dans sa main et hua énergiquement son attelage en troïge, qui à peine parvenait à mouvoir les pieds, parce qu’il remarquait un affaiblissement de parole dans la gorge de l’orateur.

Mais Séliphane ne put se souvenir s’ils avaient passé positivement deux ou bien trois chemins de traverse ; cependant, après quelques minutes de recueillement, il se présenta quelque peu l’espace parcouru et se souvint d’avoir trop réellement passé un grand nombre de chemins de traverse, tandis qu’il haranguait ses bêtes.

Le Russe, dans les minutes décisives, ne prête aucune attention à ce qu’il fait ; Séliphane, qui ne faisait point exception, se jeta sans délibérer dans le premier chemin de traverse qui se présenta à droite, et cria : « Ohé ! vous les amis respectables, détalez… » Et il alla au grand trot, s’inquiétant fort peu de ce qui se trouverait au bout du chemin qu’il venait de prendre.

Cependant il semblait que tout le ciel eût bien résolu de se fondre en eau ce soir-là. L’épaisse poussière des routes s’était promptement détrempée, et les pauvres chevaux avaient de minute en minute plus de peine à tirer la britchka. Tchitchikof commençait à en concevoir une assez vive inquiétude ; il se mit à regarder à droite, à gauche, en avant, tâchant d’apercevoir les villages de Sabakévitch ; mais tout l’horizon s’étendait à deux pas au plus, et jamais trique poussée la première dans un four refroidi ne vit obscurité plus épaisse.

« Séliphane ! dit-il à son cocher en avançant la tête et la poitrine hors de la britchka.

– Quoi, monsieur ? répondit Séliphane.

– Regarde bien, tu dois apercevoir quelque part un village.

– Non, monsieur, non, nulle part. »

Puis Séliphane, en promenant au hasard le nœud de son fouet sur ses bêtes, entonna une chanson, puis une autre qui, sans transition, se fondit en une troisième, d’où en une quatrième où il y eut comme un léger retour à la première ; ce qui produisit un amalgame baroque qui n’avait pas plus de fin qu’il n’avait eu de commencement quant au sens et à la mélodie. Tout entrait dans ce pot-pourri amphigourique et fantasmagorique d’un genre primitif, tout, y compris les cris d’encouragement que, d’un bout à l’autre de la Russie, on a coutume de prodiguer aux chevaux ; y compris des giboulées d’adjectifs qualificatifs, les uns simples, courts, monophones, d’autres d’une longueur, d’une variété et d’une complication d’idées prodigieuses ; et comme notre homme improvisait à tort et à travers, disant toujours ce qui venait au bout de sa langue, il en vint à nommer les chevaux ses petits secrétaires d’un ton de complaisance, et son accent trahissait tout le plaisir qu’il avait à prononcer ce mot. Il le répéta bien dix fois sans scrupule.

Cependant Tchitchikof remarquait que la britchka penchait beaucoup d’un côté, puis de l’autre, et que le cahotement devenait plus rude et plus fréquent ; il pensa qu’ils avaient quitté le chemin, et que très probablement ils roulaient dans les terres labourées. Séliphane s’en aperçut probablement aussi, mais il ne dit mot.

« Eh bien, coquin, par quel chemin me mènes-tu donc ?

– Mais, monsieur, que faire ? je ne vois pas le fouet que j’ai à la main… »

Il avait à peine dit ces mots, que le véhicule se trouva penché à ce point où les voyageurs s’accrochent instantanément des deux mains à tout ce qui se trouve à leur portée. Tchitchikof s’aperçut alors seulement que son automédon était ivre.

« Arrête, arrête ! Tu nous verses, animal ! lui cria-t-il.

– Non pas, monsieur ; ah bien oui, j’irais bien vous verser, vraiment ! je sais trop qu’il est mal, et même très mal de verser ; c’est sûr ; je ne vous verserai pas, moi, allez. »

Là-dessus il se mit à faire tourner un peu la britchka à droite, puis encore un peu, encore un peu… et elle se trouva couchée sur le flanc. Tchitchikof pataugea des mains et des pieds dans la fange. Séliphane arrêta les chevaux qui, au reste, se seraient certainement arrêtés d’eux-mêmes, tant ils étaient exténués.

Ce qui venait de se passer jeta Séliphane dans un grand étonnement. Renversé du siège, il roula sur lui-même avant de reprendre son équilibre ; puis il s’approcha de la britchka, tâchant de la soulever de ses deux bras, en disant à cet équipage innocent et sourd : « Ha, ha, te voilà versé, te voilà versé, fi ! » Tchitchikof, en s’agitant dans la boue pour tâcher de sortir sinon de la britchka, au moins d’une position qui lui tordait les membres, dit sans trop de colère à Séliphane :

« Tu es ivre comme un bottier, misérable.

– Eh ! non, monsieur ; ivre ! certainement non ; je sais trop bien qu’il est mal, qu’il est très mal d’être ivre. J’ai causé avec un ami, j’ai causé parce qu’on peut causer, sans qu’il y ait de mal à cela, avec un brave et honnête homme ; oui, nous avons mangé un morceau ensemble, c’est vrai… Eh bien, quoi, il n’y a pas d’affront ; avec un honnête homme, n’est-ce pas, on peut bien manger un morceau ?

– Et que t’ai-je dit la dernière fois que tu as été ivre, hein ? Tu as oublié : ce n’est pourtant pas si vieux.

– Comment, monsieur, comment l’aurais-je oublié ? Ce serait mal que je l’eusse oublié ; je sais ce que je suis et ce que vous êtes ; je sais que ce n’est pas bien d’être ivre ; vous n’aimez pas cela. Moi, j’ai causé, voyez-vous, avec un honnête homme ; causé, oui, parce que, voyez-vous, avec un honnête homme… causé, oui, parce que, après tout…

– Tais-toi.