Je te fouetterai tant et si bien que tu finiras par
comprendre comment il faut parler aux honnêtes gens.
– C’est comme il plaira à Votre Grâce, répondit Séliphane, aussi
incapable de contredire que de garder le silence ; si l’on
fouette, il faut fouetter bien : c’est juste. Et pourquoi ne pas
fouetter quand c’est juste ? C’est affaire au maître de
fouetter et de faire fouetter, selon son plaisir. Il faut bien
fouetter le vilain, si le vilain est gâté ; je fouette bien le
tigré, moi, et je fouetterais ferme même le Président, s’il me
faisait des traits. Il faut tenir la main à l’ordre, ou ce n’est
plus de l’ordre. Dès que c’est juste, il le faut. Oui ? eh
bien, fouette. Je voudrais bien voir que le tigré me dît : Ne
fouette pas… »
Le maître de l’orateur ne trouva pas un mot à reprendre dans ce
prudent langage. Mais en ce même instant il sembla que la
Providence eût pris tout à coup en pitié le maître mal édifié, le
cocher résigné et les chevaux fourbus de fatigue. Un aboiement de
chien interrompit au loin le silence de l’horizon.
Tchitchikof, charmé de ce bon augure, ordonna de stimuler à
grands coups de fouet et à grands cris les chevaux. Le cocher
russe, avec ses bêtes, retrouve en lui un flair merveilleux aux
moments mêmes où la vue lui fait défaut ; ce qui fait que les
yeux fermés, il lance son véhicule en avant, quelquefois au
grandissime galop de ses chevaux, et toujours il arrive quelque
part.
Séliphane n’y voyait absolument goutte, et pourtant il mena ses
bêtes si parfaitement droit à un village, qu’elles ne s’arrêtèrent
que quand les brancards de la britchka eurent buté contre une
palissade de madriers, et qu’il ne restât plus un seul pas à faire
en aucun sens. Tchitchikof, réjoui plutôt que fâché de la secousse,
regarda en l’air, et, à travers le voile épais de la plus violente
pluie d’orage, il distingua à dix pas de lui quelque chose qui
ressemblait à un toit. Il envoya Séliphane à la découverte de la
porte cochère, ce qui aurait certainement duré assez longtemps si
nous n’avions en Russie, en guise de suisses, de braves chiens qui
veillent. Déjà nous étions annoncés à toute la maison, et d’une
manière si éclatante que Tchitchikof se boucha des deux mains les
oreilles. Une lumière qui, d’une petite fenêtre donnant sur la
cour, alla tomber en lueur nuageuse sur le côté intérieur de la
palissade, suffit pour révéler en un instant à nos voyageurs la
vraie position de la grande porte et du guichet. Séliphane se mit
en devoir de heurter : bientôt le guichet s’entr’ouvrit ; une
figure affublée d’un armiak[19] se plaça
dans l’ouverture, et une voix aigre de femme se fit entendre en
criant d’un ton glapissant : « Qui a frappé ? qui a
frappé ? qu’est ce que vous êtes venus faire ici ? – Nous
sommes des voyageurs, la bonne mère ; donne-nous asile pour la
nuit, dit Tchitchikof. – Voyez-vous ce beau monsieur, comme il y
va ! La belle heure et le beau temps, vraiment, qu’il a choisi
pour venir demander l’hospitalité ! Cette maison n’est pas une
auberge ; c’est la demeure de la dame du village, une personne
noble. – Fort bien, petite maman ; mais vous voyez que nous
nous sommes égarés dans la campagne, au milieu de cet ouragan. Vous
ne nous laisserez pourtant pas coucher dehors, sous les torrents de
pluie d’une nuit pareille ? – Oui, il fait bien sombre et bien
mauvais temps, ajouta Séliphane. – Tais-toi, imbécile, dit
sèchement Tchitchikof. – Mais qui êtes-vous ? quel homme
êtes-vous ? dit la vieille. – Je suis un gentilhomme, un
noble, ma chère dame. » Le mot de noble parut produire quelque
effet sur la vieille. Après un moment de réflexion, elle dit : «
Attendez, je vais parler à madame. » Elle rentra, et deux minutes
après elle reparut, une lanterne à la main. La porte cochère
s’ouvrit : une lumière dans l’intérieur avait été posée sur une
fenêtre. La britchka entra dans la cour et alla se ranger contre
l’avancée d’une petite maison que, par cette obscurité, il était
impossible de bien examiner. Une moitié de la maison était
éclairée, et la lumière, qui se faisait jour à travers trois ou
quatre fenêtres, allait tomber sur les mares de la cour ;
l’averse fondait bruyamment sur le toit de bois, et une partie
venait faire fontaine jaillissante dans un tonneau placé à portée
de la gouttière. Les chiens avaient entrepris de nous accueillir
par un bruyant concert vocal infiniment trop prolongé ; l’un,
la tête toute renversée en arrière, filait des sons si soutenus et
faisait son office avec tant de zèle, qu’on eût pu dire qu’il
recevait pour cela, sans doute, de magnifiques émoluments ; un
autre le secondait, le relevait, lui donnait vivement la réplique :
entre eux tintait, comme la cloche des attelages de poste,
l’infatigable déchant ou soprano d’un tout jeune chien, je suppose,
et tout cela avait pour fond une rigoureuse basse-taille qui devait
appartenir à quelque vieux, pourvu d’une constitution solide, car
sa voix vibrait comme vibre toute bonne basse-taille dans le plus
grand coup de feu d’un concert vocal, quand les ténors s’élèvent
sur la pointe des pieds pour mieux émettre les notes du plus haut
registre, quand tout ce qu’il y a là de tuyaux d’orgue humains
monte, comme à l’envi, tous les degrés de l’échelle phonétique,
tête penchée, bouche grande ouverte et paupière basse ; et que
lui seul, lui la basse, plongeant un menton mal rasé dans sa
cravate, l’œil profond, la taille ramassée, ravalée presque jusqu’à
terre, il prend de là son creux et articule sa phrase grave,
tonnante, qui fait frémir les croisées et tomber le mastic des
fenêtres. Ce cœur soutenu d’aboiements, et ce concert chaudement
exécuté par de tels virtuoses, suffisaient pour faire conclure à
notre héros qu’il se trouvait dans un village assez
considérable ; mais il faut bien dire que, mouillé jusqu’aux
os et grelottant de froid, il ne songeait absolument dans ce
moment-là qu’à s’étendre sur un lit quelconque. La britchka n’était
pas encore arrêtée, qu’il s’élança à terre devant le perron, de
sorte qu’il tint à bien peu qu’il ne perdît l’équilibre et ne fit
là une lourde chute.
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