» Le voyageur refusa en termes polis. La dame
s’éloigna ; il put enfin se défaire de tous ses habits, et,
après avoir chargé Fétinia du tout, vêtements de dessus, de
dessous, d’en haut et d’en bas, il respira. Fétinia sous le harnais
imita sa maîtresse, en souhaitant bonne nuit au voyageur et en
vidant le plancher. Resté seul, il jeta avec un vif plaisir un doux
et friand regard sur son lit, qui montait presque jusqu’au plafond.
On a parfois des plafonds très bas dans les campagnes, et
d’ailleurs Fétinia s’entendait très bien à faire monter un lit de
plume. Quand, au moyen d’une chaise en guise d’échelle, il eut
pénétré dans la couche hospitalière, la montagne, cédant sous lui,
sembla vouloir descendre au niveau du plancher, et les plumes,
chassées, par la pression, d’une enveloppe-sac trop légère,
allèrent s’accumuler dans tous les coins et recoins de la chambre.
Il souffla sa chandelle frais émouchée, se couvrit d’une couverture
de toile de Perse, et. s’étant accroupi là-dessous à sa guise, il
s’endormit dans la minute même. La matinée était, relativement aux
habitudes de campagne, très avancée, à l’heure où il se réveilla.
Le soleil dardait à travers la fenêtre droit sur ses yeux, et les
mouches qui, de nuit, dormaient comme figées sur les murs et au
plafond, vinrent toutes à l’envi fondre sur lui. L’une élut
domicile sur ses lèvres et fit jouer sa pompe, une autre, au
passage de l’haleine, une autre encore, dans le creux de
l’oreille ; une quatrième fit rage pour se frayer un chemin
sous sa paupière ; la main du dormeur, sans qu’il eût
conscience de ses mouvements, en persécuta une, justement celle
qu’intriguait le souffle à double courant du nez, et c’est dans la
narine de droite qu’il la prit et qu’elle perdit la vie bien jeune
encore peut-être ; mais le lieu où se passa son agonie est
tellement délicat dans l’homme qu’il résulta ici de son
introduction un fort éternûment dont l’explosion soudaine réveilla
l’homme en chassant à dix pas l’insecte plus imprudent que
coupable. Le dormeur ouvrit de fort grands yeux embrassant toute la
chambre d’un regard, se rappela… et en même temps il s’aperçut que,
quant aux tableaux appendus, ce n’étaient pas tous des
oiseaux ; il y avait là aussi le portrait de Koutoûsof en
lithographie coloriée, et un portrait à l’huile d’un vieillard en
uniforme à revers rouges, de la coupe des temps de l’empereur Paul.
La pendule de nouveau siffla, renifla, grinça, et se décida enfin à
sonner dix heures ; en même temps, à la porte parut un visage
de femme qui se retira aussitôt : car Tchitchikof, pour mieux
dormir, avait écarté de lui tout voile importun, toute incommode
draperie[21]. Dans le premier moment de la confusion
d’un réveil si incidenté, tout ce qu’il comprit, c’est que ce
visage de femme ne lui était pas inconnu, et il chercha un peu dans
sa mémoire, et la mémoire, à son tour réveillée, lui dit que
c’était la figure même de la maîtresse de la maison. Il passa une
chemise. Son habillement séché et nettoyé se trouvait placé tout à
fait sous sa main. Il s’habilla, et, pour mieux faire, il alla se
placer devant un trumeau, et aussitôt il éternua si violemment,
qu’un dindon qui, au dehors, s’était approché des fenêtres, lui
jabota, d’une vitesse incroyable, je ne saurais dire quoi, en son
étrange langage ; je serais porté à croire que c’était du
sanscrit primitif, et que le sens était celui de tous les
compliments de bienvenue, ou bien encore le Dieu vous
bénisse ! qu’on adresse de temps immémorial aux éternueurs de
distinction. Tchitchikof évidemment interpréta mal la démarche du
beau piaffeur, car il répondit : « Oh ! la sotte bête ! »
À cette occasion, s’étant mis tout près de la croisée, ce ne fut
plus à l’honnête Indien qu’il pensa, mais au paysage local. Le
paysage n’était guère qu’un nid à poules ; du moins la petite
cour ou basse-cour qui s’offrait à ses yeux était toute remplie de
volailles, à part un certain groupe de ruminants et d’immondes,
plus une jolie chèvre blanche occupée debout à fermer une grosse
porte d’étable, sans doute pour n’y plus rentrer de la journée. Les
quadrupèdes semblaient là comme fourvoyés ; les poules et les
dindons y étaient chez eux et en nombre innombrable ; au
milieu de cette multitude allait et venait à pas mesurés un coq
dont la crête ponceau se balançait en aigrette sur sa tête
légèrement penchée de côté, comme quelqu’un qui cherche à entendre,
en passant, ce qui agite et préoccupe la foule. Une truie était
occupée à enseigner à toute sa jeune famille à faire l’analyse d’un
tas d’ordures qui avaient du bon, et, tout en donnant ses
explications, elle venait de tordre et d’avaler sans bruit un petit
poulet, et se donnait le dessert d’une écorce de melon d’eau. Cette
basse-cour, où débordait la vie, malgré quelques cas inaperçus de
mort violente causés par le mélange des races, cette volière sans
plafond, où l’on s’étouffait et d’où rien ne s’envolait, avait une
vingtaine de toises en carré, et se terminait au fond par une
clôture de simples planches derrière laquelle s’étendaient de
véritables champs à légumineux : choux, aulx et oignons, pommes de
terre, betteraves, et toute espèce d’herbes moins encombrantes,
mais non moins indispensables en cuisine. Çà et là, on distinguait
des bouquets, ici de pommiers ou de pruniers, là de cerisiers
entourés de haies de godeliers, de cassis et d’épines-vinettes. Les
arbres du meilleur plant étaient englobés dans de vastes housses de
filets, non pas tant contre les corbeaux voraces que contre les
moineaux qui, comme des armées innombrables développées en écharpe
d’après une disposition du chef, venaient mettre à sac le pays en
s’abattant tour à tour sur tout endroit où il y avait une double
dîme à lever de force. Outre la précaution des filets, on voyait se
dresser dans l’air de hautes perches terminées par une traverse qui
faisait de la cime une croix ; un vieux vêtement quelconque,
les manches passées dans les bras de cette croix, la changeait en
un épouvantail ; un de ces épouvantails consistait naïvement
dans une vieille camisole toute trouée, surmontée d’un bonnet
avarié de la dame et souveraine de tous ces biens. Au delà de ces
vastes jardins potagers s’élevaient les chaumières des paysans, qui
étaient en grossier bousillage, il est vrai, et avaient été
construites sans aucun alignement ni plan quelconque, mais
portaient, selon l’observation qu’en fit de sa fenêtre Tchitchikof,
doué d’un regard très long et très sagace, le témoignage parlant du
bien-être des habitants ; l’état de bon entretien était
manifesté par des planches neuves qu’on distinguait des vieilles
sur plusieurs toits, par des portes cochères parfaitement en
équilibre, par des charrettes de réserve qu’il apercevait dans
l’enclos des hangars. « Hé, hé, cette vieille possède là un village
qui a bien son importance ! » pensa-t-il ; sur quoi il
résolut d’aller sans retard causer un peu avec elle et de faire sa
connaissance aussi intimement que possible. Il regarda à une petite
fente de cette même porte qu’elle avait elle-même entr’ouverte un
quart d’heure auparavant, et l’ayant vue assise près de la
bouilloire à thé, il entra d’un pas galant, d’un front tout gai,
tout aimable. « Bonjour, père, comment as-tu passé la nuit ? »
dit la dame en se soulevant de son siège. Il va sans dire qu’elle
était mieux costumée que la nuit précédente, elle avait une robe
d’une couleur foncée et un bonnet convenable, mais elle avait
toujours autour du cou une épaisse bande de flanelle. « Moi ?
à merveille ; mais vous, mère ? dit Tchitchikof en
prenant place dans un fauteuil. – Moi ? mal, mon cher père. –
Comment cela ? – L’insomnie ; et puis une courbature au
dos, et une douleur horrible dans le jarret et autour de la
cheville. – Cela passera, mère, cela passera ; il n’y a qu’à
ne pas faire attention.
1 comment