– Dieu veuille que cela passe ! je me suis frottée avec du saindoux ; j’ai employé aussi la térébenthine. Çà, qu’est-ce que vous allez mettre dans votre thé ? voici du ratafia dans ce carafon… – Bien, bien, va pour le ratafia ! » Le lecteur aura, je pense, remarqué que, malgré son air câlin, Tchitchikof ne laissait pas de parler à la dame avec plus de liberté qu’il ne l’avait fait la veille avec Manilof ; ici il mit de côté toute cérémonie. Je ne ferai pas difficulté de dire que, si nous sommes en quelques choses encore en arrière des étrangers, nous les avons de beaucoup distancés dans les manières ; nos manières d’être avec des différents individus ont des nuances et des finesses à l’infini. Le Français ou l’Allemand a vingt ans d’études à faire, avant que de saisir et comprendre toutes les particularités, les distinctions de nos manières. Ces originaux-là parleront avec un millionnaire et avec le commis d’un débitant de tabac presque exactement de la même voix et dans les mêmes termes, bien que, au fond du cœur, ils se sentent fort petits devant l’homme de finance. Chez nous, ce n’est pas cela, et cela va plus loin ; chez nous, on voit des sages qui savent, devant un seigneur de deux cents âmes, parler tout autrement que devant un seigneur de trois cents, et avec celui de trois cents, bien autrement qu’avec ceux de cinq cents, et avec ceux de cinq cents, bien autrement qu’avec ceux de huit cents. Montez, montez encore, allez aux millions, et toujours il se trouvera des nuances. Supposons par exemple qu’il y ait une chancellerie, non pas ici chez nous, mais soit à trois fois neuf terres[22] au delà de chez nous, et dans cette chancellerie un directeur… Je vous conseille de me bien dévisager ce directeur, quand il est assis dans son fauteuil au beau milieu de sa chancellerie et de tous ses subordonnés… n’est-ce pas, dites-moi, à rester muet de terreur ? Fierté, résolution, air de majesté, telle est bien l’expression de sa physionomie. Il n’y a qu’à saisir un pinceau et à peindre : il se lève, c’est Prométhée ! regard d’aigle, démarche mesurée, lente, digne… Mais ce même aigle, aussitôt qu’il est sorti de la pièce et à mesure qu’il approche du cabinet de son chef, ce n’est plus, malgré la masse de papiers d’affaires qu’il presse sous son aile, qu’un pauvre petit poulet qui s’agite et va vite, vite, comme poussé par un ressort. Dans une réunion, à une soirée, tant qu’il n’y a là que gens de médiocre rang, Prométhée est ferme dans son emploi de Prométhée ; parait-il un personnage de plus haut rang que lui, il opère dans Prométhée[23] une telle métamorphose qu’Ovide lui-même se reconnaîtrait à bout d’invention : c’est une mouche, moins qu’une mouche, c’est un grain de sable, c’est le néant. Et l’on se dit : « Eh bien, eh bien ! qu’arrive-t-il donc à Ivan Pétrovich ? méconnaissable, annihilé ! Ivan Pétrovich est de haute stature et cela, c’est un petit maigre ; Ivan Pétrovich parle haut, d’une voix de basse, et ne rit ni ne sourit, et cela… le diable sait ce que c’est… cela fredonne en voix à quatre étages, et cela rit, et cela minaude. » On approche pour voir ce qu’il en est ; bah ! c’est vraiment Ivan Pétrovich… Je sais bien ce qu’on pense en pareil cas, et à tous coups… Mais retournons à la table à thé de l’honorable vieille dame. Tchitchikof, comme nous l’avons vu, avait pris son parti de parler et d’agir sans cérémonie ; il s’arma de sa tasse de la main gauche, saisit le carafon de l’autre main et se versa du ratafia, avala une gorgée et dit aussitôt après l’ingurgitation : « Vous avez, mère, un bon village là-bas. Combien d’âmes ? – C’est un village de quatre-vingts âmes, père ; le mal est qu’il y a eu disette l’an passé et une telle disette… – Cependant les paysans ici sont de bonne mine et leurs chaumières sont solidement construites, autant que j’ai pu voir de la fenêtre. Mais dites-moi votre nom… j’ai été si étourdi… arriver ainsi en plein minuit, vrai, jusqu’à présent… – Korobotchka, secrétairesse de collège[24]. – Je vous suis bien reconnaissant. Votre nom patronal et celui de votre père ? – Nastassia Pétrovna. – Nastassia Pétrovna ! c’est un charmant nom que Nastassia Pétrovna. J’ai une tante, une sœur de ma mère, qui est aussi une Nastassia Pétrovna. – Et vous vous appelez, vous ? dit interrogativement la dame… vous êtes, n’est-ce pas, notre zacédàtel [25] ? – Non, mère, répondit en riant Tchitchikof. Je ne suis pas un magistrat en tournée ; je voyage pour moi, pour mes affaires privées. – Ah ! tu achètes, oui, tu achètes les produits, j’y suis. Que je suis donc fâchée à présent d’avoir vendu à si bon marché aux marchands tout mon miel ! voilà, père, toi, tu me l’aurais acheté. – Justement je n’aurais pas acheté de miel, pour sûr. – Eh quoi donc ? alors mon chanvre ? Qu’est-ce que je dis ? cette année, il m’en reste si peu, quinze ou vingt livres. – Non, mère, je m’occupe d’un autre genre de marchandise : dites-moi, depuis quelques années, il vous est mort des paysans ? – Oh ! père, figurez-vous, dix-huit, dit la vieille en soupirant, et quelles gens ! tous artisans, tous excellents travailleurs. Il est bien vrai que depuis eux il y a eu des naissances, mais le beau profit ! du nourrain !… et allez parler de cela au zacédàtel, il vous répond qu’on paye l’impôt selon le nombre d’âmes, et que c’est le recensement qui en fait foi. Il est mort du monde, que je dis… « Bah, bah, bah ! fait-il, nous avons, nous, des registres de vivants. » La semaine dernière, mon forgeron a brûlé ; forgeron maréchal ferrant, serrurier assez bon… songez donc, un homme d’or. – Vous avez eu un incendie ? – Un incendie ! où ça ? Dieu préserve, c’eût été cent fois pis ; non, le forgeron a brûlé comme cela tout seul ; le feu s’est mis dans son corps ; il buvait trop ; de toute sa peau il sortait de petites flammes bleues, tant il y a que le corps s’est séché, calciné, bruni, noirci comme le charbon. Et quand je pense quel forgeron ! À présent je n’ai pas un équipage en état, et mes chevaux sont déferrés.