Je suis clouée ici. – Nous sommes tous dans les mains de Dieu, mère, dit Tchitchikof en hochant la tête ; contre la sagesse divine il n’y a même pas un mot à prononcer sans péché… Eh bien, cédez-les moi, Nastassia Pétrovna. – Céder qui ? céder quoi ? – Eh ! ceux qui ne sont plus ; vos dix-huit morts. – Que je vous cède des morts ? – Oui, faites-m’en tout bonnement cadeau. – Faire cadeau de mes morts… ? – Cadeau si vous voulez : car, au fait, si vous aimez mieux me les vendre, bon ! je vous en donnerai quelque chose. – Vous me donnerez de l’argent pour… de quoi ?… çà, vrai, je n’y suis plus. Est-ce que tu as une idée de venir déterrer nos morts, quoi donc ? » Tchitchikof reconnut que la vieille, faute de voir le chemin, prendrait à chaque instant la traverse s’il ne s’expliquait nettement ; il lui fit donc entendre que la cession ou vente ou transmission de propriété de ces morts serait une simple affaire d’un peu d’écriture sur un peu de papier timbré, rien de plus ni de moins, de sorte que les âmes mortes resteraient fictivement inscrites dans les greffes comme vivantes, ainsi qu’elles l’étaient et devaient l’être, d’après la loi, jusqu’au nouveau recensement, et que lui, Tchitchikof, payerait la capitation au lieu d’elle, veuve Korobotchka. « Mais qu’as-tu affaire de mes morts, toi ? dit la vieille en braquant sur lui ses deux grosses prunelles striées de jaune safran. – Ceci ne regarde plus que moi. – Mais puisqu’elles sont mortes, ces âmes ! – Je ne prétends pas dire qu’elles soient vivantes. D’où vient qu’elles vous portent de si grands préjudices, si ce n’est justement qu’elles sont mortes ? Vous payez leur capitation, et leurs têtes sont dans la terre avec leurs bras et moi je vous délivre des embarras et des frais que vous cause une fiction. Vous gémissez de cela ; eh bien, je le prends à ma charge, comprenez-vous ? Ajoutez à présent que non seulement je vous décharge de ces âmes, mais que je vous gratifie encore de quinze roubles en assignats[26]. Eh bien maintenant, est-ce clair, ça ? – Vraiment, je ne sais… tu me dis… et enfin, moi… c’est que… c’est que… voyez, il ne m’est encore jamais une seule fois arrivé de vendre des morts. – Cela va sans dire ; le merveilleux serait que vous eussiez vendu de cette denrée-là, mère, et que vous eussiez jamais rencontré un amateur. Voyons, dites : est-ce que vous pensez qu’il y ait un parti quelconque à tirer des gens qui sont en terre ? – Non, je ne pense pas du tout cela. Quel profit faire de gens que l’on a mis en terre ! Allons donc, du profit ! Non, il n’y a aucun profit à tirer de ça… aucun, puisqu’il y a embarras et perte pour moi justement en cela qu’ils sont morts, bien morts, ça c’est vrai… Mais après cela, on ne vend… – Aïe, aïe ! elle va recommencer. A-t-elle la tête dure ! pensa Tchitchikof. Écoutez, mère, vous devez être plus raisonnable et voir les choses comme elles sont. Songez donc seulement que vous vous ruinez ; vous payez pour le mort comme pour le vivant… est-ce ça ? – Oh ! père, ne m’en parle pas ! il y a à peine trois semaines j’ai versé plus de cent cinquante roubles[27]. Et entre nous, j’ai encore graissé la patte à M. le zacédàtel… – Eh bien, vous voyez, mère. Et maintenant prenez en considération que vous n’aurez plus besoin pour cette affaire-ci de graisser la patte au magistrat ; désormais pour ces dix-huit âmes c’est moi qui réponds et qui paye ; c’est moi et non plus vous, qu’on le sache bien, qui ai charge et devoir d’acquitter la capitation et tous les menus frais concernant des gens qui ne vous servent plus, puisqu’ils sont morts ; et je veux, moi, aller plus loin en votre faveur : je payerai, moi et moi seul, de mes propres deniers, tous les frais d’inscription et de timbre et de taxe de l’acte de donation ou de cession, de vente, comme on voudra l’appeler. Vous m’avez compris, n’est-ce pas ? » La vieille dame devint très pensive ; elle voyait que l’affaire offrait vite apparence d’avantage réel pour elle ; mais ce genre d’affaire n’en était pas moins nouveau et inconnu ; elle commença à craindre sérieusement que ce trafiquant non de morts frais, comme les croque-morts des villes, mais de défunts enterrés depuis longtemps, en greffant ses fictions d’acquêts sur les fictions du fisc, ne trouvât dans tout cela un point pour la tromper et mettre le diable en tiers dans la transaction. Ce monsieur l’acquéreur tombant chez elle Dieu sait d’où, comme s’il fût vraiment sorti de l’affreux ouragan de la nuit… c’était suspect. « Eh bien donc, maman, voyons, tope, et dare dare finissons-en, reprit Tchitchikof. – Mon Dieu, écoutez donc, jamais, je vous l’ai dit, au grand jamais il ne m’est arrivé de vendre des défunts. Des vivants, oui, j’en ai cédé, ça c’est exact ; et tenez, pas plus loin qu’il y a trois ans, à Protopopof j’ai vendu deux filles à cent roubles pièce, et depuis il m’a beaucoup remerciée en me disant qu’elles étaient devenues chez lui d’excellentes travailleuses. Figurez-vous que ce sont elles qui lui font maintenant tout son linge de table ! – C’est bon, mais il ne s’agit pas des vivants, Dieu les ait en sa garde ; je vous demande vos morts. – En vérité, c’est que vous allez si vite ! je crains, moi, je crains d’être en perte d’une façon ou d’une autre ; est-ce que je sais ! Peut-être toi, père, tu m’affines… morts, oui, à la bonne heure ; et pourtant, s’ils valent trois fois, quatre fois plus que cela, rien que le forgeron… – Eh, mère, allez donc ! ah ! vous êtes comme cela, vous ? c’est joli ! Qu’est-ce que vous voulez qu’ils vaillent ? Ce sont des os jaunes, rancis, moins qu’une vermine, une poudre, une cendre… Sur la terre prenez, je ne dis pas un quart de rouble ni une kopeïka, mais un rien, une guenille, un reste de torchon, c’est une chose toujours, cela a un prix, cela peut à la rigueur servir ; un manant vous l’achètera pour la fabrique de papier du district, mais cette cendre, cette poussière d’homme, personne n’est certes tenté de la tirer d’où elle est, et on la met à quatre pieds sous terre pour qu’elle y reste. Que voudriez-vous qu’on en fît ? – C’est la pure vérité. Non, personne n’a besoin de ça, du moins que je sache.